Rapports de Human Rights Watch

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Le cas turc

Certaines leçons intéressantes peuvent être glanées de l'exemple moins médiatisé de la Turquie, sur une question dont la complexité devrait être dûment reconnue par le mouvement des droits humains.38. Dans ce pays, les femmes qui portent le foulard ne sont pas autorisées à s'inscrire comme étudiantes à l'université, à pénétrer sur les campus universitaires ni à entrer dans les salles d'examen. Celles qui sont vues portant le foulard en classe reçoivent un avertissement et, si elles persistent à le porter, elles sont suspendues ou renvoyées.

Dans des entretiens récents, de nombreuses femmes ont déclaré à Human Rights Watch qu'elles étaient désespérées de voir que leur espoir de faire carrière dans la médecine, les sciences, l'enseignement ou les arts s'était envolé à tout jamais. Des femmes ont également été arrêtées, humiliées, maltraitées et poursuivies en justice. Les autorités font valoir que le foulard est un étendard de l'islam politique violent qui menace l'ordre laïque de la Turquie et les droits et libertés d'autres femmes turques mais la plupart des femmes affectées par l'interdiction disent qu'elles portent le foulard en signe de piété religieuse islamique.

La législation de la Turquie moderne relative à l'habillement a commencé par un décret de 1923 sur la tenue vestimentaire, signé par Mustapha Kemal Atatürk, fondateur de la république. Ceux qui se considèrent comme les plus fidèles héritiers d'Atatürk cherchent à exclure les femmes de l'enseignement en raison de leur choix vestimentaire alors qu'Atatürk lui-même avait adopté une position flexible à propos du foulard. Dans la vie publique, il se faisait fréquemment photographier en compagnie de sa première épouse, qui se couvrait la tête. Il a écrit: “Le couvre-chef religieux des femmes ne posera pas de difficulté… Ce style simple [de couvre-chef] n'est pas en conflit avec la morale et les mœurs de notre société.”

Les étudiantes à qui l'accès à l'enseignement a été refusé n'ont pas été en mesure d'obtenir un recours devant les tribunaux turcs. Et la décision prise le 29 juin 2004 par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans l'affaire Leyla Sahin contre la Turquie n'a pas amélioré les choses, au contraire. Le jugement de la Cour reflète les mêmes craintes que celles exprimées par ceux qui soutiennent l'interdiction du foulard: que reconnaître les droits des musulmanes pieuses menace les droits des autres. Mais la société turque émerge peu à peu de cette philosophie désespérante du jeu à somme nulle, grâce à la tolérance quotidienne de la différence que l'on peut observer dans la rue, grâce à la solidarité exprimée lorsque des organisations de la société civile comptant une majorité de membres musulmans défendent les droits des non-musulmans (comme l'a fait Mazlum-Der) et lorsque des organisations majoritairement laïques défendent le droit de porter le foulard (comme l'a fait l'Association turque des droits de l'homme).

Divers groupements politiques exploitent la question du foulard afin de s'attirer le soutien de leurs électeurs respectifs, pieux ou laïques. Pınar İlkkaracan, coordinatrice d'une organisation non gouvernementale locale oeuvrant pour les droits des femmes, déclarait à Human Rights Watch en 2003 qu'il s'agissait d'une question pouvant être facilement manipulée politiquement: “En tant que Femmes pour les Droits Humains des Femmes (FDHF), nous nous opposons à toute tentative visant à imposer des restrictions et des réglementations concernant le mode vestimentaire des femmes. Par conséquent, la FDHF a fait une série de déclarations condamnant l'interdiction [du foulard] dans les universités, laquelle viole le droit humain des étudiantes à l'éducation. Mais cette question est exploitée par les partis politiques des deux camps. … Les hommes au pouvoir ne devraient pas utiliser le corps des femmes comme champ de bataille—et c'est ce qui se passe dans bon nombre de régions du globe.”

Avoir des opinions tolérantes et libérales n'est pas une condition pour qu'une personne puisse jouir de ses droits fondamentaux et il est un fait qu'une grande partie de la résistance au foulard est inspirée par la peur de ce qui pourrait arriver si les rôles étaient inversés et si un régime totalement islamiste imposait ses règles. Un sentiment de suspicion assez répandu règne au sein de la population laïque turque, qui pense que les partis religieux ont pour schéma directeur d'éliminer la laïcité par la “tactique du salami,” le foulard représentant la première rondelle. Elle craint que la tolérance affichée sur cette question ne soit suivie d'une avalanche de revendications et cite le proverbe, “Si vous donnez le petit doigt au diable, il vous prendra vite la main entière.” L'appréhension ressentie par ceux qui voient dans le foulard la première tranche d'une longue et dangereuse série a été accentuée par une suite d'attentats menés par des extrémistes islamistes spécialement à l'encontre des personnes qui avaient critiqué le port du foulard dans les universités.

Les groupes de défense des droits humains qui travaillent sur la question du foulard doivent aborder ces menaces. Human Rights Watch l'a fait en 2004, appelant les autorités turques à reconnaître la longue et triste série de circonstances où l'Etat a failli à son rôle de protéger les femmes contre la violence et la discrimination fondées sur le genre, et à s'engager à mettre en œuvre des programmes pour combler les lacunes en la matière. Nous avons également recommandé que toute nouvelle législation sur l'enseignement supérieur comprenne des dispositions visant à rassurer ceux qui ont le sentiment que leurs droits sont menacés par un changement de politique à propos du foulard. Ces dispositions pourraient être des sauvegardes législatives ou réglementaires pour les droits des femmes qui choisissent de ne pas porter le foulard, ou des déclarations publiques vigoureuses cautionnant la liberté de la femme de choisir librement son mode vestimentaire. Mais le geste le plus important que le gouvernement pourrait faire serait de chercher activement à contacter les groupes de la société civile qui représentent les femmes et de recueillir leurs points de vue à travers une consultation aussi large que possible avant de modifier la loi sur le foulard.

Une consultation convaincante donnerait aux opposants du foulard l'occasion d'exprimer de fortes réserves et de proposer des sauvegardes ou des assurances que devrait fournir le gouvernement pour protéger la société contre l'érosion des libertés civiles—en particulier, les libertés civiles des femmes—qu'ils redoutent si l'interdiction du foulard venait à être levée. En écoutant les préoccupations des femmes représentant tous les différents points de vue, le gouvernement pourrait être en mesure de sortir de ce jeu pessimiste à somme nulle et d'avancer vers un pluralisme authentique qui permettrait aux femmes de choisir librement de porter ou non le foulard.



[38] Une grande partie de l'étude qui suit sur le cas de la Turquie est une version légèrement révisée du texte rédigé par Jonathan Sugden, chercheur de Human Rights Watch sur la Turquie. Elle a été publiée pour la première fois dans “Memorandum to the Turkish Government with Regard to Academic Freedom in Higher Education, and Access to Higher Education for Women who Wear the Headscarf,” Human Rights Watch, 29 juin 2004.


<<précédente  |  index  |  suivant>>January 2005