Rapports de Human Rights Watch

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Le Darfour

Beaucoup de raisons peuvent être citées pour expliquer l'attitude cynique du monde face à la mort de 70.000 personnes environ et au déplacement de quelque 1,6 million de personnes au Darfour. Le deuxième essai du présent ouvrage décrit plusieurs de ces raisons. Aucune, pourtant, ne justifie cette cruelle indifférence. Une fois de plus, le Conseil de Sécurité de l'ONU a été bloqué par la menace chauvine des membres permanents de recourir à leur veto—un veto qui, comme l'a recommandé le panel de hauts responsables de l'ONU sur les menaces globales, ne devrait jamais être utilisé “en cas de génocide et d'atteintes massives aux droits humains.” Cette fois, c'est la Chine qui a surtout posé problème, se montrant plus soucieuse de préserver ses contrats pétroliers lucratifs au Soudan que de sauver des milliers de vies. La Russie, souhaitant protéger ses précieuses ventes d'armes à Khartoum, a appuyé cet impitoyable refus d'agir. 

Les membres non permanents ont également leur part de responsabilité. L'Algérie et le Pakistan se sont érigés en modèles de solidarité islamique, si l'on se réfère à leur fidélité envers un gouvernement islamique plutôt qu'à leur engagement à protéger la vie de victimes musulmanes. D'autres membres africains du Conseil, l'Angola et le Bénin, ont mis l'accent sur leur loyauté envers un autre gouvernement africain. A l'Assemblée Générale de l'ONU, un grand nombre de gouvernements, hostiles à toute critique portant sur les droits humains en raison de leur piètre bilan personnel en la matière, se sont carrément opposés à tout débat sur la campagne meurtrière du Soudan, et encore plus à toute condamnation.

Même les champions des droits humains au Darfour—Washington en tête—ont semblé plus soucieux de limiter leurs obligations envers le peuple darfourien qu'à mettre fin au carnage. Il est clair qu'une large force militaire autorisée par l'ONU est nécessaire pour protéger les habitants du Darfour et créer les conditions de sécurité nécessaires pour leur permettre de retourner chez eux sans danger. Mais les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont renvoyé le problème devant l'Union africaine, une nouvelle institution qui dispose de peu de ressources et manque d'expérience pour se lancer dans des opérations militaires de cette envergure. La situation requiert la participation des grandes puissances militaires mais ces dernières ont choisi d'être aux abonnés absents. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie sont enlisés en Irak, les Américains allant jusqu'à dire qu' “aucune nouvelle action ne s'impose”, alors qu'ils sont convaincus que les tueries au Darfour constituent un génocide; la France est engagée ailleurs en Afrique; le Canada, tout en promouvant la “responsabilité en matière de protection,” est en train de réduire sa participation aux opérations de maintien de la paix; l'OTAN est occupée en Afghanistan; l'Union européenne déploie des forces en Bosnie. Chacun a quelque chose de plus important à faire que de sauver les populations du Darfour face aux brutalités inhumaines perpétrées par le gouvernement soudanais et ses milices. 

Une autre mesure importante pour mettre un terme au nettoyage ethnique serait de faire en sorte que les auteurs de meurtres, viols et autres atrocités—et ceux qui les commandent—soient traduits en justice. Le gouvernement soudanais n'a pris aucune mesure concrète pour que justice soit faite. Des poursuites menées au niveau international sont nécessaires pour briser l'insolence de Khartoum qui nie toute responsabilité et pour montrer au peuple du Darfour que le monde ne considère plus que leur mort et leur déplacement forcé sont acceptables. Alors que l'impunité a invité Khartoum à importer ses méthodes meurtrières des champs de la mort du Sud-Soudan au Darfour, les poursuites judiciaires seraient la preuve que l'on refuse de tolérer au Darfour des atrocités comme celles encouragées par le gouvernement, qui ont dévasté le Sud-Soudan pendant plus de deux décennies.

Il faut reconnaître, et c'est tout à son honneur, que le Conseil de Sécurité a établi une commission internationale d'enquête pour le Darfour—possible prélude à de futures poursuites en justice. Lorsque la commission présentera son rapport à la fin janvier, le Conseil devra décider s'il doit renvoyer le dossier devant la Cour Pénale Internationale. La Chine permettra-t-elle ce renvoi en regardant au-delà de ses contrats pétroliers? Les Etats-Unis surmonteront-ils leur antipathie à l'égard de la Cour pour autoriser les poursuites contre des crimes qu'ils qualifient de génocide? Ou, alors que les populations du Darfour souffrent et meurent, insisteront-ils sur le besoin de perdre son temps à créer un tribunal spécial? Les préoccupations maintes fois exprimées par le Conseil sonneront creux si sa réponse face aux appels désespérés émanant du Darfour est, par son attentisme ou son inaction, de laisser régner l'impunité.

Aujourd'hui, le Darfour témoigne du profond manque de volonté d'empêcher et de réparer les crimes les plus odieux commis contre les droits humains. En dépit des innombrables dénonciations et des marques d'intérêt incessantes, peu de choses ont été faites pour protéger le peuple du Darfour. Un manque de volonté d'une telle ampleur remet en question le principe fondamental des droits de l'homme selon lequel les gouvernements du monde ne tourneront pas le dos aux peuples qui sont confrontés à des atrocités massives. Car si les nations du monde ne peuvent pas agir dans le cas présent, quand agiront-elles? Comment, dix ans après le génocide rwandais, le fossé entre préoccupation et action peut-il être aussi large? Comment, lorsque les pires cruautés humaines sont exposées aux regards, le monde peut-il faire preuve d'autant d'indifférence? Alors que le bilan des victimes ne cesse de s'alourdir et que le simulacre de protection devient atrocement évident pour tous, nous nous devons d'insister pour que la communauté internationale se décide enfin à secourir le peuple du Darfour.  Soit elle agit, soit elle promet de ne “plus jamais” dire “plus jamais.” 


<<précédente  |  index  |  suivant>>January 2005