Africa - West

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VII. LA RESPONSABILITE EN QUALITE DE SUPERIEUR HIERARCHIQUE

Parmi les plus de cent victimes et témoins interviewés par Human Rights Watch, un bon nombre a décrit la présence d'officiers supérieurs sur les lieux lors de graves violations des droits de l'homme et apparemment dirigeant des opérations au cours desquelles de graves violations ont eu lieu, notamment des manifestants abattus dans la rue, des actes de torture, des violences sexuelles, des détentions illégales dans les camps de gendarmerie et les postes de police et des arrestations et des meurtres de manifestants du RDR, d'étrangers, de personnes du Nord ou de musulmans. Bien qu'il soit difficile de vérifier précisément la chaîne de commandement et le niveau de grade des officiers de la sécurité d'Etat impliqués dans la perpétration des graves violations des droits de l'homme, les responsabilités en qualité de supérieur hiérarchique, selon la définition du droit international, reposent néanmoins clairement sur le haut commandement de la police, de la gendarmerie et de la garde présidentielle.

Dans plusieurs cas établis par Human Rights Watch, des victimes ont décrit comment des officiers participaient directement ou ordonnaient la perpétration d'exactions, comme les violences sexuelles commises contre des femmes par environ sept officiers dans l'école nationale de police ou la torture en décembre de détenus RDR par des officiers de gendarmerie dans la station de télévision nationale. Dans ces cas, la culpabilité des officiers ou leur responsablité directe en qualité de supérieur hiérarchique peut être facilement prouvée. Le commandant du camp de gendarmerie de Koumassi a été le seul commandant identifié qui ait fait un effort concerté pour assurer que les droits des détenus soient respectés, tout particulièrement au mois de décembre.

De nombreux autres témoins et victimes ont confirmé la responsabilité indirecte d'officiers en qualité de supérieur hiérachique. Des dizaines de détenus interviewés par Human Rights Watch ont décrit la présence de personnes qu'ils supposaient être des officiers supérieurs ou au moins de simples officiers dans les installations de police, de gendarmerie et dans les installations militaires où de sérieuses exactions y compris la torture et, dans le cas du camp de gendarmerie d'Abobo, des exécutions extrajudiciaires, ont été établies. Dans toutes ces installations, les détenus étaient retenus et soumis à de mauvais traitements dans des espaces ouverts. Bien que, selon les victimes, peu d'officiers aient participé directement aux violations, ils n'ont rien fait pour les empêcher. Dans tous ces cas où, soit les officiers en charge du commandement ont été témoins de crimes, soit les crimes étaient si nombreux ou notoires qu'une personne raisonnable en aurait conclu que l'officier aurait du savoir que de telles exactions étaient commises, la responsabilité indirecte de l'officier en qualité de supérieur hiérarchique peut être clairement établie.

Les officiers en charge du commandement doivent être particulièrement vigilants quand ils dirigent des forces capables de tuer. Le fait qu'un supérieur hiérarchique s'abstienne de prendre les mesures appropriées pour contrôler et ainsi empêcher ses subordonnés de commettre des atrocités est un autre élément de la responsabilité en qualité de supérieur hiérarchique. Le fait de ne pas avoir empêché de nombreuses atrocités commises par des gendarmes en octobre ainsi qu'en décembre, apparemment par mesure de représailles pour la mort d'autres gendarmes, en est un bon exemple.

Il existe une autre forme de responsabilité indirecte en qualité de supérieur hiérachique lorsqu'un officier, qui aurait dû savoir que des exactions étaient commises, fait preuve d'une telle négligence que l'officier en devient criminellement négligent (criminellement responsable). Les officiers qui n'ont rien fait pendant que leurs subordonnés commettaient de graves violations des droits de l'homme sont, en conséquence, également coupables de ces crimes. D'une façon similaire, un officier sera également coupable s'il ne prend pas de sanctions contre ces mêmes surbordonnés. Finalement, les subordonnés, auteurs des violations, ne peuvent pas dégager leur responsabilité pénale uniquement parce qu'ils auront obéi à des ordres illégaux de commettre des atrocités, donnés par leurs supérieurs hiérarchiques.

Les victimes ont également décrit de nombreux incidents d'insubordination de la police et des gendarmes au cours desquels le personnel de bas rang se disputait et se battait même physiquement avec des officiers concernant le traitement des détenus et leur mise à mort ou non. Ces genres d'incidents se sont produits dans la rue au moment des mises en détention ainsi que dans des camps de police et de gendarmerie. Les victimes ont décrit des subordonnés qui ignoraient totalement les ordres de leurs officiers ou qui attendaient le départ de ces derniers avant de continuer ce que les officiers leur avaient ordonné d'arrêter de faire. Dans tous ces cas, les officiers ont essayé d'intervenir pour empêcher leurs subordonnés de commettre des violations.

Certains fonctionnaires du gouvernement et certains diplomates interviewés par Human Rights Watch ont expliqué que les actes de violence commis par les forces de sécurité d'Etat en octobre étaient dus à la vacance du pouvoir qui a duré un peu plus de vingt-quatre heures entre la fuite du Général Guei, l'après-midi du 25 octobre 2000, et l'investiture de Laurent Gbagbo en tant que président, le soir du 26 octobre 2000. Ce fut, en fait, durant cette période de vingt-quatre heures que les plus graves violations ont eu lieu, y compris le massacre de cinquante-sept jeunes hommes dans le Charnier de Yopougon. D'un autre coté, il y a eu de graves violations aussi bien avant qu'après, indiquant que les officiers supérieurs exerçaient un certain contrôle sur les forces impliquées et qu'ils devaient donc avoir leur part de responsabilité dans ce qui s'était passé.

Un détenu retenu dans le camp de gendarmerie d'Agban en octobre a décrit la chaîne de commandement confuse et le manque de respect témoigné par les gendarmes de bas rang envers leur officier supérieur.112

Je ne pouvais pas voir qui commandait. La plupart de ceux qui nous frappaient étaient des caporaux ou des sergents. Tous sauf un ont participé aux passages à tabac. Ils marchaient autour de nous en nous frappant, chaque gendarme nous frappant comme bon lui semblait. Personne n'avait l'air de donner des ordres. C'était fou. Parfois, ils avaient l'air d'être ivres ou drogués. A un moment, quelques-uns d'entre eux ont eu l'idée de nous brûler et ils ont trouvé des vêtements et des chaussures avec du plastique, les ont allumés et ont commencé à nous brûler. Et quand les gendarmes étaient fatigués, ils se reposaient et quelqu'un d'autre prenait leur place.

Une fois, après un changement de service, un des nouveaux gendarmes - c'était peut-être un officier parce qu'il avait un téléphone portable et qu'il faisait l'important - a dit, `ça suffit maintenant. Arrêtons. Laissez ces gens maintenant.' Mais un autre gendarme a commencé à se disputer avec lui et a dit en partie au gendarme et en partie à nous, `nous allons tous les tuer. Ce sont des Dioulas, tous des étrangers, vous êtes ceux qui veulent mettre le feu à la Côte d'Ivoire.' Et ensuite, ils ont commencé à se pousser, se frapper, se battre jusqu'à ce que celui qui essayait d'arrêter les passages à tabac sorte un pistolet et menace l'autre pour le faire obéir, et ensuite ils nous ont laissés tranquilles.

Au contraire, un partisan du RDR détenu d'abord au camp de gendarmerie d'Agban puis au camp commando de Koumassi, a décrit la différence entre les deux camps et l'effort qu'a fait le commandant de Koumassi pour exercer son autorité et assurer la protection des détenus.113

A Agban, nous avons été grièvement battus par dix gendarmes environ. Ils nous ont frappé jusqu'à ce que nous saignions presque tous. Ensuite, après l'arrivée du Comité International de la Croix Rouge, ils ont décidé de conduire une centaine d'entre nous à Koumassi parce qu'il y avait trop de monde à Agban.

Après notre arrivée à Koumassi, nous avons été menés au gymnase où trois gendarmes ont commencé à nous battre, surtout avec des ceintures. Mais au bout de cinq ou dix minutes, un grand homme est arrivé et a dit `laissez-les tranquilles, ne les battez pas et ne les dérangez pas.' Il a ordonné à ceux qui nous frappaient de partir et comme ils partaient, nous les avons entendus chuchoter qu'ils reviendraient quand même. Ensuite, le grand homme nous a dit qu'il était le commandant et nous a dit qu'il y avait de l'eau si quelqu'un voulait prendre un bain. J'ai remarqué que les soldats de ce camp étaient beaucoup plus disciplinés qu'à Agban.

Ensuite, le lendemain matin, vers 6 ou 7 heures du matin, deux des trois qui nous avaient battus la nuit précédente sont revenus, comme ils l'avaient dit, et ont commencé à nous frapper. Quand plusieurs de nous se sont mis à crier de douleur, ils ont hurlé `ferme-la'. Nous avons deviné que c'était parce qu'ils ne voulaient pas que le commandant les entende. Mais il a entendu et, quand il est arrivé quelques minutes plus tard, il a crié après eux et a dit `Je vous avais dit de ne pas battre ces gens, partez'. Et à partir de ce jour-là, on nous a laissés en paix. Le commandant nous a aussi donné à manger et à permis à nos parents de nous envoyer de la nourriture. Il essayait toujours de nous réconforter en nous disant que nous serions bientôt libres et que rien ne nous arriverait. Il a été très bon avec nous, surtout après Agban.

Deux cousins, qui se trouvaient parmi cinq Burkinabé capturés chez eux, à Abobo, le 5 décembre 2000, conduits à un cimetière et menacés de mort, ont décrit une discussion de dix minutes qu'avaient eue les treize agents de police menant l'opération pour décider s'il fallait les tuer ou non.114

Après nous avoir arrêtés, ils nous ont ensuite conduit dans un minibus civil ordinaire au cimetière derrière Abobo. Il y en avait un en chemise imprimée africaine et avec un talkie-walkie. Je pense que c'était peut-être le chef mais je ne suis pas sûr. Au cimetière, ils nous ont dit de descendre de la voiture et de commencer à marcher. Un peu plus loin, nous avons remarqué un grand trou et l'un d'eux a dit `il n'y a personne; nous allons vous tuer, vous mettre dedans [le trou] et personne ne le saura jamais.' Ensuite, certains autres policiers ont commencé à dire qu'il ne fallait pas nous tuer.

Ils ont passé environ dix minutes à discuter, plus précisemment à se disputer, pour décider s'il fallait nous tuer ou pas. Pendant qu'ils hurlaient, ils disaient des choses, `vous les Burkinabé... vous êtes venus ici pour un peu d'argent et maintenant vous voulez nous gouverner.' L'un d'eux a dit qu'ils devraient nous amener à leur chef au QG `comme ça, la police saura que nous avons fait notre travail.' Finalement, celui qui était habillé en civil a insisté qu'il ne fallait pas nous tuer en disant, `voyons, vous n'allez pas tuer ces gens.' Et les autres, qui étaient plus nombreux que ceux qui voulaient nous tuer, étaient d'accord et nous ont ramené au minibus.

En décembre, la décision qu'a prise le gouvernement de permettre au Comité International de la Croix Rouge d'aller dans les postes de police et les camps de gendarmerie s'accompagnait de toute évidence d'une décision de haut niveau visant à arrêter la torture des détenus par ces forces. Un chauffeur de taxi Dioula, qui avait été traîné hors de sa maison et détenu par la suite dans l'École de police nationale en décembre a décrit ce changement de politique apparent :115

Tous ceux qui nous frappaient étaient les étudiants. Plusieurs fois, quand les hurlements et les cris étaient trop forts, un responsable entrait dans la pièce et disait aux élèves agents de police de cesser. Mais ils recommençaient toujours dès que les responsables sortaient de la pièce.

Tôt dans la matinée du mercredi [6 décembre], entre 7 et 8 heures du matin, le directeur de l'école nous a parlé en groupe et nous a dit que nous ne serions plus frappés. Il a parlé aux agents de garde et leur a dit que, quand l'équipe suivante arriverait, il faudrait aussi leur dire de ne pas nous frapper. Plus tard, le même jour, les blancs de la Croix Rouge sont venus parler avec nous tous et nous ont demandé les numéros de téléphone de nos familles afin de pouvoir leur dire où nous étions. Ensuite, le jeudi, la Croix Rouge ivoirienne est venue nous soigner.

Le jeudi ou le vendredi, un grand homme - je crois que c'était le chef de toute la police - est venu et a demandé aux élèves pourquoi il y avait tant de blessés. Les élèves ont répondu que nous étions déjà blessés quand nous sommes arrivés à l'École.

Deux partisans du RDR détenus dans le camp de gendarmerie d'Agban; le premier en octobre et le second en décembre, ont décrit ce qui semblait être des tentatives de torture ou de massacre, qui ont été contrecarrées par coïncidence seulement lorsque des officiers supérieurs sont arrivés sur place.

Le premier a décrit son expérience :

Vers 5 heures du matin, le vendredi 27 octobre 2000, deux gendarmes sont arrivés, ont déverrouillé les portes et nous ont dit à tous de sortir de nos cellules et d'aller dans la cour. Comme nous sortions de nos cellules - j'étais au fond de la mienne et je me tenais derrière la porte - ils ont choisi cinq personnes complètement au hasard et ont dit qu'ils allaient les tuer. Nous avons commencé à prier entre nous pour qu'ils ne soient pas tués. Ensuite, environ dix minutes plus tard, nous avons vu les deux gendarmes revenir avec les hommes. Plus tard, ils [les cinq] m'ont dit que, comme ils s'éloignaient, un des officiers est sorti de son bureau et a hurlé `où allez-vous avec ces gens', et un des deux gendarmes a répondu, `je vais leur montrer quelque chose.' Mais l'officier a refusé et lui a ordonné de ramener les jeunes hommes dans leurs cellules, ce qu'ils ont fait, en se plaignant.116

Le témoignage du deuxième témoin décrit une expérience similaire :

Le vendredi 8 décembre, vers une heure de l'après-midi, un gendarme avec deux V [un sergent] m'a appelé ainsi que neuf autres et nous a dit de monter dans un camion. La plupart d'entre nous saignaient et étaient gravement blessés à cause du passage à tabac. Il y avait huit gendarmes dans le camion, le plus haut rang avait deux V. Nous nous sommes dirigés vers le Nord et, en chemin, l'un d'entre eux a dit que nous allions être tués et largués, juste comme ce qui est arrivé à ceux qu'on a découverts dans le Charnier de Yopougon. Aux alentours de Williamsville, une Mercedes nous a arrêtés et un gendarme en uniforme avec quatre ou cinq barres et une radio est sorti de la voiture. Ce devait être un homme important parce qu'ils l'ont tous salué. Ensuite, l'officier a commencé à crier après ceux qui nous avaient pris en disant `Vous êtes fous? Où est-ce que vous les prenez? Bande d'idiots, ne savez-vous pas que la Croix Rouge les a déjà enregistrés et vous allez les tuer?' Ensuite, ils nous ont ramenés à Agban.117

112      Interview de Human Rights Watch, Abidjan, le 14 novembre 2000.

113      Interview de Human Rights Watch, Abidjan, le 25 novembre 2001.

114      Interview de Human Rights Watch, Abidjan, le 7 février 2001.

115      Interview de Human Rights Watch, Abidjan, le 7 février 2001.

116      Interview de Human Rights Watch, Abidjan, le 14 novembre 2000.

117      Interview de human Rights Watch, Abidjan, le 3 février 2001.

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