Rapports de Human Rights Watch

II. Contexte

Le modèle français de lutte contre le terrorisme s’est développé au fil de plusieurs décennies d’expérience du terrorisme national, binational et transnational. À l’image d’autres pays européens, la France a été le théâtre de violences internes et d’actes terroristes perpétrés par des groupes d’extrême gauche (Action Directe par exemple) ainsi que par des groupes séparatistes régionaux prônant l’indépendance ou une plus grande autonomie au Pays basque, en Bretagne et en Corse.1

Les huit années de guerre brutale qui ont débouché sur l’indépendance de l’Algérie en 1962 ont été caractérisées par une sauvagerie extraordinaire, notamment par des violences généralisées à l’encontre des civils et des attentats terroristes en Algérie, ainsi que par des actes de torture systématiques perpétrés par les forces françaises. Toutefois, c’est au milieu des années 1980 que la France connaîtra une nouvelle forme de terrorisme « déterritorialisé ».2 Plus d’une douzaine d’attentats commis à Paris en 1986 dans des grands magasins, des trains, le métro et contre des bâtiments publics vont coûter la vie à 11 personnes et en blesser plus de 220 autres. Un groupe jusqu’alors inconnu, le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient, revendique la responsabilité des attaques. En 1995, une nouvelle vague d’attentats a lieu entre juillet et septembre – notamment l’explosion d’une bombe dans la station de métro Saint-Michel à Paris – faisant 10 morts et plus de 150 blessés. Les autorités françaises attribuent ces attentats au Groupe Islamique Armé (GIA) algérien.

En réponse à la menace posée par le terrorisme international, la France a adopté une approche préventive caractérisée par l’importance donnée aux informations recueillies par les services de renseignement ; par des poursuites judiciaires agressives visant à démanteler des réseaux terroristes en formation ; et par des expulsions d’étrangers soupçonnés de terrorisme ou accusés de fomenter la radicalisation et le recrutement pour le terrorisme.3 D’ailleurs, au moment où la lutte contre le terrorisme islamiste est devenue une priorité internationale suite aux attentats du 11 septembre 2001 perpétrés aux États-Unis, la France avait déjà mis en place un dispositif antiterroriste, peut-être le plus développé d’Europe.

La France est l’une des rares nations occidentales à avoir engagé des poursuites judiciaires à l’encontre de ses ressortissants ou résidents ayant été incarcérés au centre de détention militaire américain de  Guantanamo. Sept citoyens français ont été rapatriés en France en 2004 et 2005, après avoir passé de deux à trois ans aux mains de l’armée américaine. L’un d’eux a été remis en liberté immédiatement mais les six autres ont été inculpés d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste pour avoir « intégré des structures terroristes » en Afghanistan. Ces hommes ont attendu entre un an et un an et demi avant de passer en jugement en France. En décembre 2007, la 16èmechambre du Tribunal Correctionnel de Paris a déclaré coupables cinq de ces six hommes et les a condamnés à un an d’emprisonnement chacun. Tous étaient en liberté au moment du verdict et ils le sont restés car ils avaient déjà purgé leur peine en détention provisoire. Le sixième homme a été relaxé.

Le système français de justice pénale

En France, le système de justice pénale est basé sur la procédure inquisitoire, selon laquelle le ministère public ouvre une information judiciaire sur une infraction pénale mais peut saisir un juge d’instruction pour diriger l’enquête avec l’aide des services de police qui seront placés sous sa direction pour mener à bien sa tâche. Le juge d’instruction est censé être un arbitre impartial qui cherche à établir la vérité et il est chargé de recueillir tous les éléments de preuve, qu’ils soient à charge ou à décharge. Il peut ordonner des arrestations et des écoutes téléphoniques, délivrer des mandats de perquisition, citer des témoins à comparaître ou à produire des pièces, et demander à la police de procéder à des inspections autorisées par la loi. Les procureurs, la défense et toutes les parties civiles d’une affaire criminelle peuvent demander au juge d’instruction d’ordonner des actes d’enquête particuliers, que ce dernier peut autoriser ou refuser.4 Ces décisions sont susceptibles d’appel devant une chambre de l’instruction.

En théorie, le juge d’instruction est un arbitre impartial qui cherche à rassembler tous les éléments de preuve utiles, notamment les informations qui pourraient aider la défense.5 Dans la pratique, il est souvent accusé de s’employer à constituer un dossier solide à l’encontre de l’accusé plutôt que de rechercher « la vérité ».

D’aucuns s’inquiètent du fait que les pouvoirs attribués au juge d’instruction font l’objet de contrôles insuffisants, au détriment des droits de l’accusé. En 2006, une commission parlementaire spécialement mise sur pied pour enquêter sur l’affaire dite d’Outreau, où 13 personnes avaient été injustement accusées de pédophilie, est allée jusqu’à envisager de proposer que la France abandonne la procédure inquisitoire en faveur du système contradictoire utilisé dans les juridictions de common law telles que le Royaume-Uni et les États-Unis.6 La commission a recommandé que les juges d’instruction travaillent sur les dossiers au sein de « collèges » composés de trois magistrats afin d’éviter les erreurs judiciaires. Une loi adoptée en mars 2007 a appliqué cette recommandation.7

Dans le cadre des affaires criminelles de droit commun en France, la police peut arrêter et maintenir des suspects en garde à vue pendant 24 heures au maximum, avec la possibilité de prolonger la garde à vue de 24 heures, après quoi elle doit soit les libérer, soit les amener devant le juge d’instruction (première comparution). Les détenus ont le droit de voir un avocat au début de leur détention. Le droit de voir un avocat pendant la période de garde à vue n’a été institué qu’en 1993. Des périodes prolongées de garde à vue avec un accès limité et tardif à un avocat sont autorisées pour un certain nombre d’infractions graves, notamment le trafic de drogues, le crime organisé et le terrorisme (dans ce dernier cas, voir Chapitre V, La garde à vue dans les affaires de terrorisme).

Lorsqu’un suspect est amené devant un juge d’instruction, ce dernier peut soit ordonner le non-lieu et la remise en liberté de la personne, soit la mettre en examen s’il existe des « indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'[elle ait] pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi ».8 Le juge peut alors recommander au procureur le placement en détention provisoire de la personne mise en examen.

C’est un juge distinct, le juge des libertés et de la détention, qui prend la décision. Le juge d’instruction prépare la mise en accusation, contenant le dossier constitué par l’État à l’encontre de l’accusé, et la transfère ensuite au procureur qui représentera les intérêts de l’État dans l’affaire devant la juridiction de jugement compétente.

La France a recours au système de la « preuve libre » où les infractions « peuvent être établies par tout mode de preuve ».9 Les deux seules restrictions sont que les preuves doivent être obtenues légalement et qu’elles doivent faire l’objet d’un débat contradictoire.

Les délits – passibles de peines d’emprisonnement jusqu’à 10 ans – sont jugés par un tribunal correctionnel composé d’un collège de trois magistrats. Les crimes sont jugés par une cour d’assises composée de neuf jurés et de trois juges. Les décisions du tribunal correctionnel sont susceptibles d’appel, exercé devant la cour d’appel régionale, avec possibilité ensuite d’un pourvoi devant la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire. Les décisions de la cour d’assises sont susceptibles d’appel devant une autre cour d’assises, composée de 12 jurés et de trois juges, l’arrêt de la cour d’assises d’appel pouvant lui-même faire l’objet d’un pourvoi en cassation. La Cour de cassation ne statue que sur des points de droit.




1 Action Directe était un groupe gauchiste actif à la fin des années 1970 et au cours des années 1980 et qui a eu recours à la violence pour promouvoir ses objectifs politiques.

2 Antoine Garapon, « Is there a French Advantage in the Fight Against Terrorism? »Análisis del Real Instituto (ARI),  110/2005, 1er septembre 2005, Real Instituto Elcano, http://www.realinstitutoelcano.org/analisis.807.asp (consulté le 10 octobre 2006). Le terme « déterritorialisé » désigne le terrorisme qui n’est pas lié à une cause spécifique au pays, telle que l’indépendance algérienne, mais est plutôt l’expression d’objectifs transnationaux.

3 Pour une analyse détaillée du recours par la France aux éloignements pour des raisons de sécurité nationale, voir Human Rights Watch, France – Au nom de la prévention: Des garanties insuffisantes concernant les éloignements pour des raisons de sécurité nationale, vol. 19 no. 3(D), juin 2007, http://hrw.org/french/reports/2007/france0607/.

4 L’article 82-1 du Code de procédure pénale (CPP) dresse une liste non exhaustive des demandes d’actes de l’instruction.

5 CPP, art. 81.

6 Assemblée Nationale, « Rapport n° 3125 de la commission d’enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement », 6 juin 2006, pp. 337-343, http://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-enq/r3125.pdf (consulté le 9 avril 2008).

7 Loi n° 2007-291 du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, article 1.

8 CPP, art. 80-1.

9 Ibid., art. 427.