Rapports de Human Rights Watch

VII. Justice et devoir de rendre des comptes

Normes juridiques applicables

Les crimes contre les civils décrits dans ce rapport —meurtres délibérés, violences sexuelles et autres formes de dommages, enlèvements, pillage et destruction de propriété, et déplacement forcé— tous violent le droit international humanitaire, aussi bien celui qui s’appuie sur des traités que le droit coutumier.158 Ces crimes sont aussi interdits par le Code pénal congolais et par le Code pénal militaire congolais.159

Le recrutement et l’utilisation d’enfants de moins de 15 ans dans un conflit armé violent le Protocole additionnel II aux Conventions de Genève, qui s’applique aux acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux au cours des conflits armés non internationaux.

Depuis novembre 2001, le Congo est un Etat partie au Protocole additionnel à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, qui fixe à 18 ans l’âge minimum pour toute conscription, recrutement forcé, ou participation directe aux hostilités par des forces gouvernementales, et pour tout recrutement (qu’il soit forcé ou « volontaire ») par des groupes armés non gouvernementaux. En ratifiant le Protocole additionnel, le Congo a aussi contracté un engagement légal qui l’oblige à ne pas accepter de recrues volontaires ayant moins de 18 ans.160

Le Congo est aussi un Etat partie au Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, qui définit comme crimes de guerre le recrutement d’enfants de moins de 15 ans dans des forces armées et l’utilisation d’enfants  pour prendre part directement aux hostilités.161

Les quatre Conventions de Genève et leurs deux Protocoles additionnels condamnent implicitement et explicitement le viol ainsi que d’autres formes de violences sexuelles comme des violations graves du droit humanitaire dans les conflits internes aussi bien qu’internationaux, et même un acte isolé de violence sexuelle peut constituer un crime de guerre.162  En juillet 2006, les législateurs congolais ont adopté une nouvelle loi sur les violences sexuelles, qui redéfinit le viol pour inclure toutes les formes de pénétration sexuelle et qui rend illégales d’autres formes de violence sexuelle comme l’esclavage sexuel, la prostitution forcée et le mariage forcé.163 En dépit de plusieurs initiatives de pays donateurs pour encourager les survivantes de violence sexuelle à intenter une action en justice contre leurs agreseurs, l’immense majorité des cas de violence sexuelle demeurent impunis.

Impunité

Comme pour la plupart des crimes graves commis dans l’Est du Congo ces dix dernières années, la majorité des crimes décrits dans ce rapport n’ont fait l’objet ni d’enquêtes ni de poursuites sérieuses, même ceux pour lesquels la responsabilité de commandement était claire et dont les autorités compétentes avaient été informées.

Les systèmes judiciaires tant civil que militaire manquent cruellement de ressources et de personnel compétent. Les magistrats sont mal payés et insuffisamment formés. Mais il y a plus dommageable pour la justice que les manques de ressources matérielles : l’ingérence politique et la corruption qui  déterminent souvent le résultat des procès.164  Le rapporteur spécial de l’ONU sur l’indépendance des juges et des avocats, Leandro Despouy, après une visite au Congo en avril 2007, a conclu que l’ingérence de l’exécutif et de l’armée dans les procédures judiciaires était « très courante » et que le système judiciaire du Congo était « rarement efficace… avec des violations des droits humains restant généralement impunies. »165   Nombre de procédures ne se rapprochent même pas des normes internationales de procès équitable.

En dépit des centaines d’agressions graves commises par des soldats de l’armée congolaise contre des civils documentées par la MONUC et par d’autres sources, le procureur militaire à Goma traitait seulement 17 affaires en mai 2007, dont la plupart concernaient la désertion. Il enquêtait sur trois cas de violence sexuelle, les auteurs présumés étant emprisonnés dans l’attente de procès. Il préparait aussi le procès de quatre suspects, gardes du Lieutenant Colonel Wilson Nsengiyumva, accusés du meurtre de quatre civils dans l’affaire de Rubaya décrite plus haut (voir Chapitre V).166

Les magistrats de Kinshasa et de Bunia qui ont enquêté sur les massacres de Buramba, décrits ci-dessus (voir Chapitre V), ont conclu que des soldats se trouvant sous le commandement du Colonel Makenga en étaient responsables. Un magistrat qui faisait partie de ce groupe a exprimé l’espoir que le rapport serait rendu public afin de faire pression sur le gouvernement pour qu’il agisse. Commentant les difficultés pour arrêter un officier militaire puissant, il a déclaré : « Je suis disposé à demander que Makenga soit arrêté, mais c’est difficile à exécuter en pratique. La justice est difficile. Nous devons être réalistes ; nous devons considérer ce que nous sommes capables de faire et nous devons considérer les conséquences. »167

L’impunité pour les violations graves des droits humains est depuis longtemps une pratique courante au Congo.  Seule une poignée de criminels ont été arrêtés et ont dû rendre des comptes ; des dizaines d’autres ont été promu à de hautes fonctions dans l’armée ou le gouvernement.  Un avocat congolais consterné par pareilles promotions a remarqué : « Au Congo, nous récompensons ceux qui tuent, nous ne les punissons pas. »168 

L’un des exemples de défaut d’application des procédures légales appropriées est l’absence d’enquêtes indépendantes pour appuyer les mandats d’arrêt à l’encontre de  Nkunda et de Jules Mutebutsi, émis en septembre 2005 pour crimes de guerre et autres violations graves des droits humains, commis à Bukavu en 2004.169  Sans enquêtes approfondies pour les soutenir, ces mandats ne peuvent pas être significativement exécutés, malgré le désir du gouvernement congolais de procéder aux mandats d’arrêt qui ont été délivrés. Les coupables de graves violations des droits humains, y compris Nkunda, Mutebutsi, et des dizaines d’autres qui occupent actuellement de hautes fonctions dans l’armée congolaise, doivent rendre des comptes pour les crimes qu’ils ont commis.  Comme l’a fait remarquer l’ancien Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan en 2004, une impunité enracinée peut être une recette dangereuse pour retomber dans le conflit.170 Mais pour que justice soit faite, les poursuites doivent être fondées sur des enquêtes solides, des preuves crédibles, et des procès équitables et impartiaux qui respectent les normes internationales. Une justice inéquitable entachée d’ingérence politique ne peut qu’exacerber les problèmes au Nord-Kivu et dans d’autres parties de l’Est du Congo.     

Réponses congolaises aux allégations

Les autorités congolaises se déclarent en faveur de la fin de l’impunité et de l’action judiciaire, mais par manque de moyens ou manque de volonté, elles agissent rarement avec efficacité. Dans quelques cas peu nombreux, des officiers tentent même d’excuser les crimes de leurs hommes. Quand un chercheur de Human Rights Watch l’a questionné au sujet des accusations selon lesquelles des soldats sous son commandement avaient pillé des biens de civils, le Général Ngizo a répondu :

Vous devez être capable de comprendre le comportement. Dans la Bible, il y a une histoire sur Jésus Christ qui traverse un champ avec ses disciples. Les disciples ont faim, et ils prennent une partie des fruits. Le propriétaire sort et proclame que ses fruits ont été volés. Si quelqu’un a faim, à quoi pouvez-vous vous attendre ? Les soldats doivent recevoir au moins le minimum nécessaire. L’Etat ne peut pas le faire : l’Etat est pauvre, horriblement pauvre.171

Les autorités congolaises militaires ont raison d’être sérieusement préoccupées par l’utilisation des enfants soldats. En septembre 2006, le Congo est devenu le premier pays pris en compte par le nouveau Groupe de travail du Conseil de sécurité de l’ONU sur les enfants et les conflits armés. Le Conseil de sécurité a alors appelé le gouvernement à prendre les mesures juridiques appropriées contre les membres de l’armée congolaise accusés de crimes graves contre les enfants, et a réitéré la responsabilité de la MONUC d’apporter son aide au gouvernement pour appréhender et traduire en justice les auteurs de recrutement et d’utilisation d’enfants soldats. Ceci a été renforcé à nouveau quand le Conseil de sécurité de l’ONU a reçu le rapport du Secrétaire général sur les enfants soldats au Congo.

L’ordre du Général Kisempia de retirer les enfants des rangs en février 2007, mentionné ci-dessus, montre une attention bienvenue à cette question, bien que sans mise en œuvre l’ordre reste largement inefficace. Le successeur de Kisempia comme chef d’état-major de l’armée congolaise, le Lieutenant général Kayembe Mbandakulu Tshisuma, et ses subordonnés doivent agir résolument pour garantir que cet ordre ainsi que des ordres similaires sont obéis.172

Réponse de Nkunda aux allégations

Nkunda, qui fait de la défense des droits humains un point central de beaucoup de ses discours, soutient généralement que les hommes sous son commandement n’ont pas commis de crimes. Dans les rares occasions où ils ont commis des crimes, il les en a tenus pour responsables, du moins c’est ce qu’il a dit aux chercheurs de Human Rights Watch. Après la découverte de fosses communes près des villages du Rutshuru à partir de fin août 2007 (voir Chapitre V ci-dessus), Nkunda a déclaré que ces fosses contenaient les corps de soldats qui étaient morts au combat, et non des civils, et que certains des corps découverts pouvaient être des combattants FDLR173. Il a accusé le gouvernement congolais d’avoir exploité la découverte des fosses communes dans le cadre de sa campagne de désinformation à son sujet, sans avoir mené d’enquête sérieuse, que Nkunda lui-même a réclamée.174

Nkunda a affirmé avoir sanctionné les soldats impliqués dans l’embuscade d’un véhicule transportant des enfants soldats, mentionnée plus haut, bien qu’ils aient été sanctionnés pour l’embuscade et non pour avoir tenté de reprendre les enfants afin qu’ils servent dans les rangs militaires. 175 Il a déclaré aux chercheurs de Human Rights Watch qu’il n’avait pas d’enfants dans ses rangs. Il a aussi expliqué que certains des soldats identifiés comme des enfants dans l’incident décrit ci-dessus et impliquant le Colonel Makenga et un travailleur de la protection de l’enfant (voir Chapitre VI) étaient en fait des adultes. Nkunda a prétendu qu’il avait remis plusieurs milliers d’enfants à des travailleurs de la protection de l’enfant affiliés à des ONG locales. Il a dit que le recrutement ou l’utilisation d’enfants violent son code de conduite et que les rapports des agences de protection de l’enfant sont fabriqués dans l’intention de le discréditer.176

Depuis le début du mixage, les soldats issus des rangs de Nkunda sont passés sous la structure de commandement de l’armée congolaise et prennent officiellement leurs ordres auprès de la hiérarchie militaire. Interrogé sur les exactions commises par les brigades mixées, y compris par des soldats antérieurement dans ses rangs, Nkunda a répondu qu’il ne commandait plus ces troupes et qu’il n’était donc pas responsable de leur conduite.177  Cependant certains officiers ont continué à consulter Nkunda, et Nkunda lui-même a semblé conserver un sens de la responsabilité pour la conduite de ceux qui avaient été ses hommes auparavant. 

Au cours de deux entretiens avec des chercheurs de Human Rights Watch,  Nkunda a montré qu’il était conscient des allégations à propos de certains des incidents les plus graves dans lesquels ses officiers auraient été impliqués. Au sujet du massacre de Buramba, par exemple, Nkunda a dit qu’il avait demandé au Colonel Makenga de rendre compte des meurtres et qu’il avait accepté son explication, selon laquelle les meurtres auraient été des actes de légitime défense et l’opération aurait été ordonnée par la hiérarchie militaire. Il a invité les chercheurs de Human Rights Watch à lui fournir des informations à ce sujet ainsi que sur d’autres incidents, et il a dit qu’il prendrait les mesures appropriées, même si le Colonel Makenga n’était plus officiellement sous son commandement.178

Des officiers ayant servi auparavant avec Nkunda ont occasionnellement sanctionné des hommes au sein de leur propre système de justice ad hoc mais dans un cas au moins ils ont refusé de remettre les suspects aux autorités judiciaires de l’armée. La brigade Bravo a détenu illégalement un soldat soupçonné du meurtre d’une mère et de sa jeune fille à Bunagana le 29 juillet 2007, et ont ignoré les pressions de la MONUC pour qu’ils livrent le suspect aux autorités judiciaires compétentes.179

La réponse des FDLR aux allégations

Le porte-parole des FDLR, contacté à Paris (où il est installé) par un chercheur de Human Rights Watch, a nié qu’aucun combattant des FDLR ait été impliqué dans aucun des crimes décrits dans ce rapport, mais il a affirmé que l’organisation sanctionnait tout combattant qui violait ses propres règles de conduite, qui interdisent les meurtres, les violences sexuelles, les enlèvements et les pillages.180 




158 La République Démocratique du Congo est un Etat partie aux quatre Conventions de Genève de 1949, ainsi qu’au Protocole II par conséquent. L’Article 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole II s’applique aux conflits armés internes. Les Conventions de Genève ont été ratifiées par la RDC le 24 février 1961.

159 Voir, par exemple, République Démocratique du Congo, Code pénal, arts. 167, 168, 170 et 171 concernant les violences sexuelles, et Code pénal militaire, arts. 63, 64 et 65 concernant le saccage et le pillage.

160 Protocole additionnel à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, adopté le 25 mai 2000, G.A. Res. 54/263, Annex I, 54 U.N. GAOR Supp. (No. 49) at 7, U.N. Doc. A/54/49, Vol. III (2000), entré en vigueur le 12 février 2002, ratifié par la RDC en novembre 2001.

161 Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, U.N. Doc. A/CONF.183/9, 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1 juillet 2002, arts. 8(2)(b)(xxvi) and 8(2)(e)(vii), ratifié par la RDC le 8 septembre 2000.

162 Theodor Meron, “Rape as a Crime Under International Humanitarian Law,” American Journal of International Law (Washington D.C.: American Society of International Law, 1993), vol. 87, p. 426, citant le Comité international de la Croix-Rouge, Aide Mémoire, 3 décembre 1992.

163 Loi numéro 06/019 modifiant et complétant le Code pénal congolais, 20 juillet 2006.

164 Entretien de Human Rights Watch avec un fonctionnaire de la MONUC chargé des droits humains (identité non divulguée), Goma, 10 mai 2007.

165  Assemblée Générale de l’ONU, “Report of the Special Rapporteur on the independence of judges and lawyers:  Addendum – Preliminary note on the mission to the Democratic Republic of Congo,” A/HRC/4/25/Add.3, 24 mai 2007.

166 Entretien de Human Rights Watch avec le Major Magistrat Bwa Mulundu Guzola, 22 mai 2007.

167 Entretien de Human Rights Watch avec le Colonel Delphin Kahimbi, 23 mai 2007.

168 Entretien de Human Rights Watch avec un avocat congolais (identité non divulguée), Kinshasa, 9 novembre 2006.

169 Human Rights Watch a documenté des exécutions sommaires, des actes de torture, et des viols commis par des soldats se trouvant sous le commandement de Nkunda à Kisangani en 2002 et à Bukavu en 2004. Voir Human Rights Watch, D. R. Congo – War Crimes in Kisangani: The Response of Rwandan-backed Rebels to the May 2002 Mutiny, vol 14, no. 6(A), Août 2002, http://hrw.org/reports/2002/drc2/; et Human Rights Watch, R.D. Congo: Crimes de guerre à Bukavu, Juin 2004,  http://www.hrw.org/french/docs/2004/06/12/congo8808.htm

170 Rapport du Secrétaire général au Conseil de sécurité de l’ONU sur la protection des civils dans des conflits armés, S/2004/431, 28 mai 2004.

171 Entretien de Human Rights Watch avec le Général Ngizio Siatilo Louis, Goma, 15 février 2007.

172 Le Lieutenant général Kayembe a remplacé le Général de division Kisempia en juin 2007

173 Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec Laurent Nkunda, 30 septembre 2007.

174 Ibid., et entretien de Human Rights Watch avec Laurent Nkunda, 5 octobre 2007.

175 Entretiens de Human Rights Watch avec Laurent Nkunda, Kirolirwe, 26 août 2006, et Nyamitaba, 31 juillet 2007.

176 Entretien de Human Rights Watch avec Laurent Nkunda, Nyamitaba, 31 juillet 2007.

177 Entretiens de Human Rights Watch avec Laurent Nkunda, Nyamitaba, 31 juillet, et par téléphone, 1 octobre 2007.

178 Ibid.

179 Conférence de presse de la MONUC, Kinshasa, 8 août 2007.

180 Entretien de Human Rights Watch avec Callixte Barushimana, porte-parole des FDLR, 9 août 2007.