Rapports de Human Rights Watch

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I. Résumé

Ce qui nous inquiète, c'est ce qu'il adviendra de ces enfants demain. Des milliers d'enfants vivant dans la rue sans surveillance, sans éducation, sans amour ni attention, habitués à la violence et aux brutalités quotidiennes. Quel avenir y a-t-il pour ces enfants et pour notre pays?
––Educateur d'enfants de la rue à Lubumbashi
Après la mort de mes parents, je suis parti habiter chez mon oncle. Mais les choses allaient mal chez lui. Il était souvent ivre et alors il me battait. Il a pris des choses à mes parents mais il ne voulait pas s'occuper de moi. J'ai commencé à passer de plus en plus de temps dans la rue.
––Garçon de la rue à Kinshasa
Les policiers [militaires] nous importunent la nuit. Ils réclament de l'argent et si nous n'en avons pas, ils menacent de nous arrêter et de nous battre.
––Garçon de la rue à Goma

Des dizaines de milliers d'enfants vivant dans les rues de Kinshasa et d'autres villes de la République démocratique du Congo (RDC) souffrent d'un extrême dénuement et sont exposés à une violence quotidienne. Expulsés de chez eux, sans attention ni soutien familial, ils sont victimes de sévices sexuels, physiques et affectifs. N'ayant pas d'accès assuré à l'alimentation, au logement ou à d'autres besoins élémentaires, ils sont exploités par les adultes, notamment les forces de l'ordre, qui les utilisent pour des activités illégales au détriment de leur santé et de leur bien-être, en violation de leurs droits humains fondamentaux. Le gouvernement de la RDC ne remplit pas les obligations qui lui incombent de protéger ces enfants contre les exactions commises par ses propres forces militaires et policières et par des acteurs privés. Il est particulièrement inquiétant de constater que des enfants de la rue sont recrutés de façon délibérée et opportuniste pour participer à des manifestations politiques dans l'intention de provoquer des troubles de l'ordre public, événements qui ont déjà fait des dizaines de tués ou de blessés parmi eux. Lors des prochaines élections nationales provisoirement fixées au 18 juin 2006, les autorités se doivent de protéger les enfants de la rue de toute manipulation politique. Le gouvernement au pouvoir après les élections de 2006 devrait commencer à s'attaquer à fond aux nombreuses exactions perpétrées à l'encontre des enfants de la rue.

Le présent rapport est basé sur des entretiens effectués auprès de plus de cinquante enfants de la rue—lesquels ne sont pas nécessairement sans famille mais vivent sans réelle protection, surveillance ou guidance d'adultes responsables. Bien que beaucoup d'enfants passent du temps dans les rues, le terme “enfants de la rue” est utilisé ici pour se référer aux enfants pour qui la rue, plus que toute famille, résidence ou institution, est devenue leur réel chez-soi.

Nombreux sont les enfants de la rue qui vivent dans la crainte des forces publiques, celles-là mêmes qui sont chargées de les protéger. Les témoignages des enfants que nous avons interrogés ont révélé que les violences commises par les policiers, les soldats et les membres de la police militaire sont fréquentes et habituelles. Ces représentants de l'autorité abordent les enfants, souvent la nuit, et réclament leur argent ou des vêtements, les menaçant de leurs poings, de leurs bottes et de leurs bâtons. Un garçon de quatorze ans, qui dort avec ses amis dans des kiosques vides près d'un marché de Goma, nous a confié: “Nous sommes régulièrement harcelés par la police militaire. Le soir, ils viennent là où nous dormons et nous prennent tout ce qu'ils peuvent. Nous sommes pris en chasse et s'ils nous attrapent, ils nous donnent des coups de poing ou nous battent avec un morceau de bois.” Outre ces violences physiques, les policiers et les soldats violent ou agressent sexuellement les filles de la rue. Il se peut aussi que des soldats ou des policiers viennent trouver les filles et leur offrent de petites sommes d'argent en échange de relations sexuelles. La police se sert des enfants de la rue pour espionner des personnes soupçonnées d'être des criminels, elle les utilise comme appâts lors d'opérations policières et, dans certains cas, elle les recrute pour participer à des cambriolages dans des magasins et des habitations. Les enfants nous ont déclaré n'avoir d'autre choix que celui d'obtempérer à ce que leur demandent les forces de l'ordre ou ils risquent d'être à nouveau maltraités et harcelés.

La police arrête régulièrement des enfants de la rue lorsque des délits sont commis dans les endroits où elle sait qu'ils se rassemblent. Même s'il est vrai que des enfants de la rue sont parfois impliqués dans des délits, la police les tient souvent responsables collectivement de ces délits ou elle considère qu'ils sont tous au courant des événements et en connaissent les auteurs. Lors des interrogatoires, les policiers ont pour habitude de battre les enfants à coups de poing, de bâton, de ceinturon ou avec un morceau de caoutchouc pour leur arracher des aveux ou des informations à propos d'un délit. Des fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur ordonnent par ailleurs régulièrement des rafles générales d'enfants de la rue en vertu d'une loi qui date de la période coloniale et interdit le vagabondage ou la mendicité des mineurs. Des groupes importants d'enfants, dont le seul crime est d'être sans abri, sont appréhendés et placés en détention dans des cachots surpeuplés et insalubres au poste de police. Une fois en détention, les enfants sont souvent emprisonnés avec des délinquants adultes et ils ne reçoivent que peu ou pas de nourriture ou de soins médicaux. Ils sont rarement inculpés de délits mais au contraire, ils sont libérés et remis dans la rue après plusieurs jours ou semaines, en partie parce que l'Etat n'a pas d'alternative à la prison ou à la rue pour les enfants vagabonds.

Les civils aussi exploitent les enfants de la rue. Ils les utilisent comme porteurs, vendeurs, nettoyeurs, ou les emploient chez eux ou dans des magasins, les payant souvent très peu pour de longs horaires de travail et des tâches physiquement éprouvantes. Certains enfants de la rue nous ont raconté qu'ils étaient utilisés par des adultes pour effectuer des travaux dangereux ou illégaux tels que des activités dans les mines, la prostitution, ou encore la vente de drogues et d'alcool. Les enfants de la rue disent également que bon nombre d'adultes, notamment des policiers, se moquent d'eux, les battent et les chassent des endroits où ils se rassemblent. Les plus jeunes que nous avons interrogés ont déclaré que certains des pires traitements qu'ils subissaient étaient le fait d'autres garçons plus âgés et d'adultes vivant dans la rue. Certains enfants, tant des garçons que des filles, ont été victimes de viols et d'agressions sexuelles perpétrés par des hommes et des garçons plus âgés de la rue; certaines filles ont subi des viols collectifs particulièrement brutaux. Les enfants nous ont informés que la police ne menait pas d'enquête à propos de ces actes ou n'offrait pas de protection contre les adultes coupables de tels abus.

Le conflit, les déplacements internes, le chômage, la pauvreté, la maladie, les frais de scolarité prohibitifs et une myriade d'autres facteurs sont à la base de l'augmentation du nombre d'enfants vivant et travaillant dans les rues de la RDC. Deux facteurs supplémentaires étroitement liés ont toutefois contribué à alimenter les rangs des enfants de la rue: les mauvais traitements et l'abandon des enfants accusés de sorcellerie ainsi que l'impact du VIH/SIDA sur les familles et les enfants affectés ou infectés par le virus.

Les garçons et les filles accusés de sorcellerie sont souvent victimes de sévices corporels et affectifs, tenus à l'écart des autres enfants, retirés de l'école et privés de tout contact physique avec d'autres membres de la famille. Il se peut que des parents, des tuteurs ou des frères et sœurs plus âgés accusent un enfant de pratiquer la sorcellerie ou d'être “possédé” lorsqu'une maladie ou un décès survient dans la famille, qu'un revenu ou un emploi fixe est perdu ou qu'un comportement anormal est perçu chez l'enfant. Au cours de nos entretiens, nous avons découvert que les enfants orphelins pris en charge par des membres de la famille étendue et les enfants dont la mère ou le père s'était remarié étaient beaucoup plus susceptibles d'êtres accusés que ceux qui vivaient avec leurs deux parents biologiques. Certains enfants faisant l'objet d'accusations ont été chassés de chez eux; d'autres se sont enfuis lorsque les violences qu'ils subissaient étaient devenues insupportables.

Beaucoup d'enfants accusés de sorcellerie ont été amenés à des pasteurs, des responsables de culte ou des “prophètes” autoproclamés et ils ont été forcés de se soumettre à de longues cérémonies de “délivrance” destinées à les libérer du mal qui les “possédait.” Ces cérémonies peuvent avoir lieu dans des “églises de réveil” que l'on trouve partout à Kinshasa et Mbuji-Mayi et qui sont en train de se répandre à toute vitesse dans d'autres villes. Le développement et le nombre de nouvelles églises de réveil sont à la fois une conséquence des accusations de sorcellerie envers des enfants et une cause de nouvelles accusations; plus de 2000 églises pratiquent la délivrance rien qu'à Kinshasa. Certains prophètes qui dirigent ces églises ont aujourd'hui acquis le statut de célébrités et ils attirent des centaines de fidèles lors de services dominicaux lucratifs car ils sont réputés pour leur “succès” lors des cérémonies d'exorcisme sur des enfants. Cette popularité les récompense pour la façon souvent brutale dont ils traitent les enfants. Les enfants soumis à des rituels de délivrance sont séquestrés dans des églises, parfois pendant quelques heures, parfois pendant plusieurs jours ou semaines. Beaucoup sont privés de nourriture et d'eau pour les encourager à avouer qu'ils pratiquent la sorcellerie. Dans le pire des cas, ils sont battus, fouettés ou on leur administre des purgatifs afin de les contraindre à avouer. Un enfant de la rue de douze ans de Kinshasa, retenu dans une église avec des dizaines d'autres enfants, a raconté: “Pendant trois jours, on n'a pas eu le droit de manger ni de boire. Le quatrième jour, le prophète a placé nos mains au-dessus d'un cierge pour nous faire avouer. Alors j'ai reconnu les accusations et les mauvais traitements ont pris fin. Ceux qui n'acceptaient pas étaient menacés du fouet.”  Après les cérémonies, les enfants qui n'avouent pas sont souvent expulsés de chez eux. Même ceux qui avouent peuvent encore être victimes de violences et d'abandon. En dépit de la fréquence et de la gravité des mauvais traitements découlant des accusations de sorcellerie à la maison et dans les églises, et bien que la nouvelle constitution interdise d'accuser des enfants de sorcellerie, l'Etat n'a pas mis fin à ces violences. En fait, le gouvernement n'a même pas enquêté à propos des cas les plus graves de maltraitance impliquant des parents ou des prophètes et il n'a pas traduit en justice les responsables de ces actes.

Le nombre croissant d'enfants de la rue et la multiplication des accusations de sorcellerie sont en étroite corrélation avec la propagation du VIH/SIDA en RDC. Selon les estimations, le taux de prévalence national du VIH/SIDA est de 4,2 pour cent. Ce chiffre est certes inférieur à celui rencontré dans bon nombre de pays d'Afrique de l'Est et australe mais environ un million d'enfants congolais ont perdu leurs parents en raison de l'épidémie. L'impact de la maladie est énorme et a endommagé le tissu communautaire et familial. Les enfants affectés et infectés par le SIDA souffrent de stigmatisation et de discrimination chez eux et en dehors de chez eux. Ils doivent souvent arrêter l'école pour soigner des proches malades ou pour trouver du travail dans les rues afin de subvenir aux besoins de leur famille. Ils risquent ainsi d'être victimes de maltraitance et d'exploitation. Certains enfants dont un parent ou les deux sont morts de cette maladie sont recueillis par la famille étendue mais ils n'y connaissent que maltraitance ou négligence et ils finissent quand même à la rue. Le lien entre les accusations de sorcellerie et l'épidémie est pire encore. Plusieurs enfants de la rue que nous avons interrogés et dont les parents étaient morts du SIDA ont été accusés par les membres de leur famille d'avoir provoqué ces décès en transmettant la maladie à leurs parents par la sorcellerie. Ces enfants ont été soumis à des sévices corporels et affectifs, chassés de chez eux et privés de leur droit d'hériter des biens et objets ayant appartenu à leurs parents, y compris le moindre petit souvenir pouvant leur rappeler leurs parents. Les enfants qui sont eux-mêmes séropositifs et ont cruellement besoin de soins médicaux et de protection sont également la cible d'accusations, de violences et d'abandon. Les campagnes de sensibilisation et de prévention du VIH/SIDA mettant l'accent sur la méthode ABC (du sigle anglais pour abstinence, fidélité et usage du préservatif) n'ont à ce jour pu venir à bout de l'idée communément répandue que le VIH peut être transmis par la sorcellerie et elles n'ont rien fait pour s'attaquer aux violences subies par les enfants ou pour réduire leur vulnérabilité.

Au cours du premier semestre de 2006, la RDC organisera des élections démocratiques importantes au niveau national. Certains dirigeants de partis politiques et leurs sympathisants, opposés au processus électoral ou à ses résultats finaux, risquent à nouveau de chercher à recruter des enfants de la rue pour intimider les électeurs, perturber les élections ou contester les résultats du scrutin. Pour les enfants de la rue qui, ces dernières années, ont été payés pour rejoindre les rangs des fidèles de certains partis et pour défiler lors de rassemblements et manifestations politiques, les conséquences ont parfois été tragiques. En juin 2005, dans plusieurs villes de RDC, les soldats et la police ont tué ou blessé des dizaines de manifestants, dont des enfants de la rue qui avaient été recrutés pour protester contre l'extension du mandat du gouvernement de transition. Le pire incident à ce jour a été celui où une vingtaine d'enfants associés à un parti politique ont été massacrés par des civils en colère à Mbuji-Mayi en septembre 2004, sans que la police et l'armée n'interviennent vraiment. Au cours des prochains mois, les enfants de la rue risquent, comme dans le passé, d'être une fois encore manipulés, blessés ou tués lors de troubles d'ordre politique. Le gouvernement congolais doit protéger ces enfants de toute exploitation et avec le soutien de la communauté internationale, il doit mettre un terme aux exactions commises à l'égard des enfants de la rue et commencer à s'attaquer aux causes sous-jacentes et aux violences qui poussent, chaque année, des milliers d'enfants à vivre dans la rue.



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