Rapports de Human Rights Watch

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I. Resumée

“Le fait de dire [que je suis] ‘rescapée du génocide’, ça me rend triste parce que je ne suis pas rescapée, je suis toujours en lutte.”
–S.K., district de Kanzenzi, le 20 février 2004.
“ Le moment de la gacaca va être trop choquant pour les rescapées, elles n’ont pas d’espoir, pas de sécurité. Maintenant qu’on en parle [de la gacaca], la sécurité change.”
–V.B., district de Ntongwe, le 23 février 2004.

Dix ans après le génocide de 1994, parmi les dizaines de milliers de Rwandaises qui ont été victimes de violence sexuelle, beaucoup attendent toujours un recours juridique ou une réparation. Les auteurs du génocide ont utilisé la violence sexuelle contre les femmes et les filles comme outil brutal et efficace pour humilier et soumettre les Tutsis et les Hutus politiquement modérés. Pleurant la perte de leurs proches et subissant les conséquences physiques et psychologiques de la violence, les femmes et les filles qui ont été victimes de violence sexuelle comptent parmi les rescapées du génocide les plus anéanties et les plus défavorisées.

Le présent rapport décrit les efforts insuffisants mis en œuvre par le gouvernement rwandais pour garantir à ces victimes, notamment celles qui souffrent du VIH/SIDA, un recours juridique et une assistance médicale et psychologique. Il examine par ailleurs le problème de la violence sexuelle qui persiste aujourd'hui au Rwanda et montre que lorsque les victimes de ces crimes tentent d'accéder aux soins de santé et de poursuivre les coupables, elles se retrouvent face aux mêmes obstacles que ceux auxquels ont été confrontées les femmes et les filles qui ont subi des violences sexuelles lors du génocide.

Les mécanismes de recours juridique ont trahi les attentes des femmes qui ont été violées lors du génocide. Au niveau national, il existe un système ordinaire de tribunaux (communément qualifié au Rwanda de système judiciaire “classique”), lequel remonte à la période coloniale, et la gacaca, système récemment institué qui est l'adaptation d'une forme participative et communautaire d'expression de la vérité et de désignation des coupables. Cette dernière procédure vise à gérer la quantité impressionnante de dossiers provenant de la période du génocide. Eu égard au nombre considérable de viols commis lors du génocide, le pourcentage de cas traduits devant la justice du pays est extrêmement peu élevé.

Les rescapées de viol qui sont résolues à traduire les coupables en justice se retrouvent face à un système à deux niveaux, qui débute normalement par les audiences gacaca précédant le procès et doit aboutir au procès proprement dit et au jugement devant les tribunaux classiques. Bien que les lois régissant les procès pour génocide et le processus gacaca accordent une grande attention à la violence sexuelle, les insuffisances qui caractérisent ces lois et leur application découragent fortement la dénonciation, la conduite correcte des enquêtes et la poursuite de ces crimes.

Le système juridique présente des faiblesses, notamment des lacunes dans la législation, des mesures de protection insuffisantes pour les victimes et les témoins qui souhaitent dénoncer des violences sexuelles ou faire une déposition, un manque de formation des autorités dans le domaine des crimes de violence sexuelle, et une maigre représentation des femmes au sein de la police et des autorités judiciaires. Au moment où les recherches ont été effectuées en vue du présent rapport, le manque de protections procédurales offertes par le système gacaca entravait sérieusement le recours juridique pour les victimes de viol.

Une nouvelle loi adoptée le 19 juin 2004 restructure le système gacaca et semble offrir des sauvegardes importantes mais au moment de la rédaction du présent document, la loi commençait seulement à être appliquée et des défis majeurs devaient encore être relevés. Même si les témoignages cités dans le rapport abordent les insuffisances du système gacaca tel qu'il existait avant la nouvelle loi, ils mettent en lumière toute la profondeur des problèmes qu'il reste à surmonter et le besoin impérieux d'une mise en œuvre effective des réformes du 19 juin, laquelle requerra des efforts importants et soutenus.

Les lacunes identifiées ci-dessus continuent par ailleurs à entraver les recours destinés aux femmes et aux filles qui ont subi des violences sexuelles au Rwanda depuis le génocide. Les récentes victimes de viol, à l'image des rescapées de viols commis lors du génocide et identifiées dans le système gacaca, doivent chercher à poursuivre les violeurs devant les tribunaux classiques. Sept ans après le génocide, le gouvernement rwandais a adopté une loi relative à la protection des enfants et il a lancé une campagne nationale contre la violence sexuelle. Bien que ladite loi améliore les protections pour les enfants victimes de violence sexuelle, le Code Pénal rwandais est dangereusement lacunaire en ce qui concerne la violence sexuelle: il ne définit pas le viol et par conséquent, il n'est pas en mesure de protéger pleinement les adultes victimes de viol. Cette insuffisance juridique, ainsi que les faiblesses au niveau de la protection des témoins, de la formation du personnel médical et des autorités judiciaires et de l'accès à des policiers et à du personnel judiciaire de sexe féminin, sont autant d'obstacles à la dénonciation sur une grande échelle des crimes de violence sexuelle, en particulier contre les femmes adultes, à la conduite d'enquêtes efficaces et à la poursuite des auteurs de ces crimes.

Bon nombre de victimes de viol sont confrontées à des besoins matériels urgents: nourriture, logement, soins de santé et éducation pour leurs enfants. Ces besoins les absorbent et les privent du temps et de l'énergie nécessaires pour tenter d'obtenir un recours juridique. Dans le cas des victimes de viol, en particulier celles qui vivent avec le VIH/SIDA, les soins de santé et l'accompagnement psychologique sont indispensables mais comme la plupart des Rwandais, elles sont confrontées à d'énormes obstacles pour obtenir ces services. Elles manquent d'informations à propos de l'accès aux soins. Craignant d'être stigmatisées si on décèle qu'elles souffrent du VIH/SIDA, elles ne cherchent pas à passer le test de dépistage du VIH ou à se faire soigner. Elles n'ont pas les moyens de payer les soins de santé ni les transports pour se rendre aux centres de traitement. Il arrive fréquemment qu'elles n'aient personne dans la famille pour les soigner et s'occuper de leurs enfants et des tâches domestiques. Beaucoup ne mangent pas à leur faim, ce qui ajoute encore à leurs problèmes de santé.

Déçues par l'incapacité de poursuivre réellement les auteurs des violences sexuelles et de les punir, les Rwandaises violées lors du génocide cherchent à tout prix à obtenir réparation pour les exactions passées sous la forme d'une aide qui leur permettrait de répondre à leurs besoins élémentaires de subsistance. Le gouvernement rwandais n'a pas rempli l'obligation internationale qui lui incombait de verser des indemnisations appropriées pour les violations des droits humains perpétrées lors du génocide. Invoquant le manque de ressources, il n'a pas honoré ses promesses répétées de dédommager les rescapés du génocide, notamment les victimes de violence sexuelle.

Le Rwanda est signataire de traités internationaux qui l'obligent à veiller à ce que les victimes d'atteintes aux droits humains, entre autres les rescapées d'un viol, aient accès à un recours effectif, notamment des indemnisations, et au meilleur état de santé susceptible d'être atteint. Les traités concernés sont la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), la Convention relative aux droits de l'enfant, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et la Charte africaine des droits et du bien-être de l'enfant.

Les bailleurs de fonds internationaux  doivent aujourd'hui réparer les conséquences de leur non-intervention pour prévenir le génocide. En élargissant et en adaptant l'aide extérieure qu'ils ont apportée au gouvernement rwandais et à la société civile après le génocide, il faudrait maintenant qu'ils financent des projets visant à améliorer les soins médicaux et autre assistance aux rescapés du génocide, notamment les victimes de violence sexuelle qui,  en raison des problèmes de santé persistants et des difficultés financières qu'elles rencontrent et qui ne font que s'aggraver, comptent parmi les victimes du génocide les plus défavorisées.

Le présent rapport se fonde sur les résultats d'une mission de recherche de cinq semaines effectuée au Rwanda par Human Rights Watch en février et mars 2004 ainsi que sur des recherches antérieures et ultérieures. Notre équipe a opéré dans la capitale, Kigali, et dans cinq provinces: Kigali-rural (au centre du pays), Gitarama (au centre), Kibungo (au sud-est), Butare (au sud), et Gisenyi (au nord-ouest). Les chercheurs de Human Rights Watch ont interrogé plus de cinquante femmes âgées de dix-huit à cinquante ans, notamment des victimes de violence sexuelle et d'autres touchées de près par ce type de crimes perpétrés à l'encontre de leurs proches ou de leurs amies. Vingt de ces femmes avaient été violées pendant le génocide et dix avaient été agressées après celui-ci. Sept d'entre elles étaient âgées de moins de dix-huit ans au moment des faits. Les femmes que nous avons interrogées habitaient dans des villes et des zones rurales et ont été repérées par le biais d'organisations non gouvernementales (ONG) et de prestataires de services.

Nous avons également parlé à des ministres du gouvernement, des membres de la police locale et nationale, des procureurs et autres fonctionnaires de l'Etat; des représentants d'ONG locales et internationales oeuvrant dans le domaine des droits de la femme, des droits humains et de la santé; des prestataires de services; et des fonctionnaires de l'Organisation des Nations Unies (ONU). Par ailleurs, nous avons examiné plus de 1.000 jugements rendus dans des procès pour génocide et dix-huit jugements rendus dans des cas de viols commis après 1994. Nous avons en outre pu bénéficier du fruit des recherches et de l'expérience du personnel local et expatrié travaillant au bureau mis en place par Human Rights Watch à Kigali en 1995.


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