Rapports

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IV. « LA GUERRE DANS LA BOUCHE » :
LE RÔLE DE LA RHETORIQUE POLITIQUE ET DES MEDIAS

« Même avant le début de la guerre, il y avait des ‘dialogues de guerre’ entre les Ivoiriens. Il n’y avait pas de guerre sur le terrain mais il y avait une guerre dans la bouche. » Réfugié ivoirien, camp de réfugiés de Nonah, Guinée

Pendant plus de dix semaines d’entretiens avec des victimes et des témoins de la violence en Côte d'Ivoire, Human Rights Watch s’est entendu dire de façon répétée – par des Ivoiriens, des Burkinabé, des observateurs de longue date et des victimes – que les médias ivoiriens et le discours politique d’hommes politiques clefs avaient joué un rôle crucial dans la mise à feu des tensions, incitant à la peur et à la haine et galvanisant le conflit, non seulement depuis le 19 septembre 2002 mais bien avant.

Le rôle des médias ivoiriens

La Côte d'Ivoire abrite une pléthore de médias : une douzaine de quotidiens au moins circulent très largement dans la capitale et dans les principales villes du pays. Les programmes des radios locales et internationales touchent un vaste public et les programmes des télévisions tant ivoiriennes qu’internationales sont disponibles à Abidjan et dans de nombreuses villes, petites et grandes. Cependant, la variété des médias disponibles pour les Ivoiriens, probablement sans comparaison avec la situation d’aucun autre pays de la région, n’a pas garanti un accès à une couverture objective des événements pour deux raisons principales.

Premièrement, les médias ivoiriens sont politisés, en particulier la presse écrite qui manque presque complètement d’indépendance, compte tenu de ses liens avec les principaux partis politiques. Chaque parti politique majeur a un journal qui se comporte comme son organe de presse, faisant entendre sa politique et sa propagande. Comme la plupart de ces journaux manquent d’objectivité, leurs publics reçoivent au mieux de fausses impressions sur les événements, au pire, une présentation fausse et provocatrice. Deuxièmement, si le taux d’alphabétisation en Côte d'Ivoire se situe au-dessus de la moyenne régionale, il reste inférieur à 50 pour cent,29 en particulier dans les zones rurales où la radio reste la principale source d’information.

Lorsque la « mutinerie » a débuté, le gouvernement a agi rapidement pour faire en sorte que les Ivoiriens ne puissent plus avoir accès à des médias indépendants. Les programmes de la British Broadcasting Corporation (BBC) et de Radio France Internationale (RFI) en fréquence FM ont été interrompus dans la semaine qui a suivi le 19 septembre 2002, empêchant ainsi la vaste majorité des villageois des zones rurales d’accéder à une couverture indépendante du conflit. La télévision a rapidement suivi. Le 7 octobre 2002, la chaîne française TV5 ne pouvait plus diffuser ses programmes. Les blocages imposés conjointement à la radio et à la télévision ont coupé l’accès aux programmes des médias indépendants à la majorité de la population ivoirienne.

Simultanément, le gouvernement a lancé une campagne de dénigrement de la presse internationale et de sa couverture des événements de Côte d'Ivoire, non seulement en empêchant le public d’accéder à ses programmes mais dans certains cas, en intimidant individuellement des journalistes. Les médias de l’opposition locale ont beaucoup souffert avec des attaques répétées contre les bureaux et le personnel de journaux de l’opposition en particulier. Le manque de couverture objective par les médias locaux a empiré avec le début du conflit en septembre 2002 et l’augmentation de la ferveur « patriotique ».

Discours politique : l’avant et l’après 19 septembre 2002

Les médias ivoiriens et le discours politique des politiciens de haut rang ont mis le feu aux sentiments populaires, en particulier parmi les groupes de jeunes ruraux et urbains, tant avant qu’après le début du conflit. Un témoin de la violence inter-communautaire sur les questions foncières, en milieu rural en 2002 a affirmé à Human Rights Watch : « Chaque jour, la radio incitait les gens à se quereller. »30

Après le 19 septembre, la situation s’est aggravée. Les « patriotes » ivoiriens ont été exhortés à se mobiliser. Fin octobre, des civils ont été encouragés par les déclarations du gouvernement à bloquer les voies d’accès à Abidjan et à former des « comités de vigilance » afin de « neutraliser tout assaillant qui tenterait des actions sur Abidjan. »31 Les images télévisées et les photographies dans les journaux « d’assaillants » capturés, les poings liés, les armes à leur côté étaient fréquemment montrées. Faire étalage des captifs, essentiellement des gens du Nord et des immigrés, a contribué à augmenter le sentiment populaire d’hostilité à l’égard de ces groupes. Parfois, les images des immigrés étaient diffusées conjointement avec des accusations à peine voilées ou directes d’un appui étranger aux rebelles (généralement le Burkina Faso). Ces déclarations semblent avoir contribué à accroître l’hostilité et les attaques à l’encontre de la communauté immigrée. Un témoin de la violence contre les Burkinabé dans les villages autour de Duékoué a déclaré : « La télévision, quand elle dit que les Burkinabé sont les ‘assaillants’, ça enflamme les jeunes. »32

Les déclarations du gouvernement étaient tantôt ambivalentes, tantôt inquiétantes de clarté. Alors qu’augmentait le succès des rebelles et que la faiblesse des forces gouvernementales assurant la défense du pays devenait plus apparente, la position du gouvernement s’est durcie. Alors que les forces gouvernementales perdaient Bouaké, Vavoua puis Daloa, des déclarations publiques prononcées lors d’un programme de télévision nationale et dans les médias écrits par des membres du gouvernement ont envoyé des signaux alarmants. Des numéros de téléphone verts ont été mis en place afin que le public puisse téléphoner pour dénoncer des rebelles présumés. Le porte-parole officiel des forces armées ivoiriennes à l’époque, le Lieutenant-Colonel Jules Yao Yao, a déclaré le 11 octobre que « tous ceux qui assistent les assaillants ou agissent à leur coté sont considérés comme telles et seront traités purement et simplement en tant qu’objectifs militaires. »33 Yao Yao a poursuivi : « Il en est de même pour tous les patriotes qui seraient tentés par des actes de représailles. Ils tombent sous le coup de la loi. » En dépit de cette définition, les recherches conduites par Human Rights Watch indiquent que de nombreux abus commis par des « patriotes » civils ou des membres des comités d’autodéfense, parfois en collaboration avec les forces de sécurité de l’état, n’ont jamais fait l’objet d’une enquête, ni n’ont été traduits en justice (voir plus bas, chapitre IX).



29 Human Development Report 2002, site du Programme des Nations Unies pour le Développement à l’adresse suivante : http://hdr.undp/org/reports/global/2002/en/indicator/indicator.cfm?file=cty_f_CIV.html (consulté le 25 juin 2003).

30 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo Dioulasso, 16 février 2003.

31 Jules Yao Yao, porte-parole des forces armées, déclaration transcrite de la Radio Télévision Ivoirienne (RTI), « Appel à plus de vigilance dans la région d’Abidjan, » Notre Voie, 18 octobre 2002.

32 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

33 « Tous ceux qui assistent et agissent aux côtés des assaillants seront des objectifs militaires, » Notre Voie, 11 octobre 2003, p.2.


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Août 2003