Rapports

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I. RESUME

Depuis le 19 septembre 2002, la Côte d'Ivoire est aux prises avec un conflit interne qui a paralysé l’économie, divisé les responsables politiques et éclairé l’extrême polarisation de la société ivoirienne selon une lumière nouvelle, révélant des lignes de fracture ethniques, politiques et religieuses. Ce conflit est caractérisé par un nombre assez limité d’hostilités actives entre les combattants et par des abus contre les civils, très répandus et très flagrants. Ce conflit, bien qu’essentiellement interne, a développé des dimensions internationales avec l’implication des forces libériennes dans l’Ouest du pays, tant du côté des groupes rebelles ivoiriens que du gouvernement de la Côte d'Ivoire.

Parmi les problèmes au cœur de la guerre ivoirienne – sentiment anti-immigré dans un contexte de récession économique, compétition pour les ressources et manipulation des fidélités ethniques en vue d’obtenir des gains politiques – peu sont propres à la Côte d'Ivoire. Cependant, la façon dont les dirigeants ivoiriens successifs ont abordé ces problèmes a, au mieux, manqué de clairvoyance et au pire, a conduit à de graves abus contre les civils, ces abus ayant parfois été systématiques. Alors que les civils dans tout le pays – et dans la région – ont souffert directement et indirectement de cette guerre civile de huit mois, les habitants de l’Ouest de la Côte d'Ivoire ont été les principales cibles des tueries, des viols et des autres actes de violence commis par toute une variété de coupables. A noter que parmi ces actes, plusieurs massacres ont été perpétrés tant par les forces gouvernementales que par les forces rebelles. Des abus à la manière de ce qui s’est pratiqué au Libéria, notamment le pillage des biens des civils, la violence sexuelle contre les filles et les femmes et le recrutement d’enfants ont également été commis de façon fréquente, les recrues libériennes des deux côtés étant responsables de ces abus.

Les forces gouvernementales et les mercenaires libériens recrutés par le gouvernement ont fréquemment et parfois systématiquement exécuté, détenu et attaqué des partisans supposés des forces rebelles, sur la base d’une affiliation ethnique, nationale, religieuse et politique. Les milices civiles, tolérées, voire même encouragées par les forces de sécurité de l’état, ont pris pour cible, de façon généralisée, la communauté immigrée, en particulier, dans l’Ouest, les travailleurs agricoles burkinabé regroupés en villages. Les forces armées gouvernementales et leurs alliés ont exécuté sommairement, arrêté arbitrairement, détenu et « fait disparaître » des centaines de civils dans l’Ouest de la Côte d'Ivoire, notamment au cours des incidents et ensembles d’abus suivants dont la liste n’est pas exhaustive :

  • Au cours d’une opération de ratissage conduite par la Brigade anti-émeute (BAE) du gouvernement à Daloa en octobre 2002, plus de cinquante civils du Nord et immigrés ont été exécutés par les membres de la BAE et les membres des forces de sécurité d’autres états.
  • Lors d’une attaque à Monoko Zohi en novembre 2002 par les forces armées gouvernementales, cent civils au moins, principalement des immigrés ouest-africains, ont été tués et enterrés dans des fosses communes.
  • Lors de l’occupation de Man en décembre 2002, des douzaines de partisans de l’opposition et de présumés rebelles ont été exécutés au cours de tueries perpétrées en représailles.
  • Les forces gouvernementales ont perpétré des attaques non-sélectives et ciblées contre des civils, tuant au moins cinquante civils dans l’Ouest en ayant recours à des hélicoptères de combat.
  • Les Libériens des camps de réfugiés ivoiriens et de la faction rebelle du Mouvement pour la Démocratie au Libéria (MODEL) ont participé à des douzaines de tueries, viols et autres actes de violence contre des civils dans les localités de Toulepleu, Bangalo et Blolékin et dans leurs environs. Au moins soixante civils ont été tués au cours de l’incident le plus terrible à Bangalo, en mars 2003.
  • Les milices civiles encouragées par les forces gouvernementales et agissant parfois avec leur complicité ont attaqué des villages d’immigrés et harcelé, agressé et tué des civils immigrés dans les localités de Duékoué, Daloa, Toulepleu et dans leurs environs.

De leur côté, les forces rebelles du Mouvement Patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI), du Mouvement pour la Justice et la Paix (MJP) et du Mouvement Populaire Ivoirien pour le Grand Ouest (MPIGO) dominé par les Libériens ont également attaqué et tué des civils et d’autres non-combattants soupçonnés de soutenir le gouvernement ou le parti politique au pouvoir. Les combattants libériens et sierra léonais alliés au MPIGO ont également commis de nombreux abus contre les civils dans l’Ouest, dont des tueries, des viols et des pillages systématiques des biens des civils.

  • Les forces MPCI ont exécuté plus de cinquante gendarmes et membres de leurs familles, à Bouaké, en octobre 2002 et exécuté des douzaines d’autres officiels du gouvernement, partisans du gouvernement et membres des comités civils d’autodéfense dans d’autres localités du Nord et de l’Ouest.
  • Des membres des groupes rebelles ivoiriens et des recrues libériennes alliées au MPIGO sont responsables de l’exécution de douzaines de civils ivoiriens dans l’Ouest, dont au moins quarante civils tués dans le village de Dah, en mars 2003.
  • Les combattants libériens liés au gouvernement du Libéria et alliés aux groupes rebelles du MPIGO ont systématiquement pillé les biens des civils autour de Danané, Zouan-Hounien et Toulepleu et commis de nombreuses exécutions et d’autres graves actes de violence contre des civils alors qu’ils transportaient leur butin.

Les forces gouvernementales comme celles des rebelles, dans le conflit interne à la Côte d'Ivoire se sont activement livrées au recrutement et à l’utilisation d’enfant soldats et ont fréquemment violé les droits des réfugiés et des personnes déplacées qui tentaient de fuir les zones d’insécurité.

Si de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire se sont produites à Abidjan et dans d’autres zones du pays, ce rapport se concentre sur les ensembles d’abus commis contre les civils par les acteurs principaux de l’Ouest du pays : le gouvernement ivoirien, les trois factions rebelles, les recrues libériennes des deux côtés et les milices civiles ivoiriennes qui se sont de plus en plus livrées à une violence à base ethnique, pour soutenir le gouvernement. La plupart des civils dans l’Ouest ont été forcés de fuir et d’abandonner maisons et terres à cause des abus perpétrés par les combattants libériens agissant tant pour les forces gouvernementales que pour les forces rebelles. Des centaines de civils restés dans la région ont été soumis à des actes de violence et privés d’assistance humanitaire pendant la majeure partie des six derniers mois. Autrefois l’une des régions les plus fertiles du pays, la région occidentale est maintenant dévastée, les enfants y sont gravement mal-nourris et la population aura besoin d’une aide humanitaire et d’une aide au développement soutenue pour que la région retrouve sa situation d’avant-guerre.

Depuis la mort du Président Félix Houphouët-Boigny en 1993, les présidents successifs de Côte d'Ivoire ont exploité les divisions ethniques pour chasser leurs rivaux, ont utilisé l’appareil d’état pour réprimer leurs opposants et incité à la haine et à la peur chez des populations ayant vécu pendant des années dans une paix relative. Cette situation a été aggravée par un climat d’impunité au profit des forces de sécurité de l’état et des milices civiles soutenues par l’état. Au cours des dernières années et en particulier sur les huit derniers mois, les responsables de l’opposition ont été pris pour cibles, les groupes de la société civile ont été attaqués et la liberté de la presse a été sérieusement mise en danger. Il est crucial que les autorités ivoiriennes comme la communauté internationale affrontent de façon adéquate le cycle de l’impunité en Côte d'Ivoire, qui est l’une des raisons principales du récent conflit. Il est également vital que les institutions judiciaires et les autres relatives à l’état de droit soient renforcées.

Il est urgent de veiller à ce que les abus commis par toutes les parties au conflit en Côte d'Ivoire fassent l’objet d’une enquête et que leurs auteurs soient traduits en justice. Une réconciliation à base communautaire, conduite par des responsables provenant de tout l’échiquier politique est également très rapidement nécessaire. De plus, les questions en suspens qui ont contribué au conflit comme les problèmes fonciers, les tensions sur la nationalité et l’inclusion dans le processus politique doivent être rapidement abordées. Un soutien adapté aux programmes de construction de la paix, dont la composante civile de la mission d’observation des Nations Unies, la MINUCI, sera requis pour assurer une réponse complète, efficace et surtout objective et équitable à tous ces problèmes complexes. La communauté internationale et les bailleurs doivent être prêts à user de tous les moyens possibles pour faire pression en faveur de la recherche des coupables et du respect des droits humains, notamment par le recours aux sanctions et l’instauration de conditionnalités basées sur le respect des droits humains pour l’attribution de l’aide.


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Août 2003