Rapports

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VIII. ABUS COMMIS CONTRE LES CIVILS PAR
LES FORCES LIBERIENNES DANS L’OUEST

Comme mentionné plus haut, les combattants libériens et les autres forces irrégulières employées par le gouvernement et par les forces rebelles du MPIGO et du MJP étaient responsables d’une longue série d’actions qui ont bafoué le droit international humanitaire dans l’Ouest de la Côte d'Ivoire, en particulier dans le triangle d’opérations entre Danané, Toulepleu et Guiglo. Ces abus ont pris la forme de tueries, de viols et d’autres formes de violence sexuelle, de travail forcé, de pillage systématique des biens des civils, de recrutement d’enfants soldats, d’attaques contre des travailleurs humanitaires, de destruction et de confiscation de denrées alimentaires et de contamination de sources d’eau potables, une liste qui fait écho aux abus pratiqués au Libéria voisin.

Pillages : la motivation initiale

Dès que les forces libériennes sont arrivées dans l’Ouest, un schéma s’est mis en place. Initialement, ces forces ont commencé par piller de façon systématique les biens de ceux qui avaient fui la zone et par envoyer une bonne part du butin au Libéria. Lorsque cette ressource a été épuisée, les forces se sont tournées vers la population civile encore sur place. Puis, lorsque tous les biens susceptibles d’être pillés ont commencé à diminuer, ces forces ont eu recours à la violence physique pour menacer les personnes qui avaient encore ou qui étaient soupçonnées d’avoir encore des biens. Un habitant de Zouan-Hounien a raconté à Human Rights Watch : « Les rebelles sont arrivés le 28 novembre. Au début, ils ont laissé les gens tranquilles … Puis, les Libériens sont venus et pour la population, les choses sont devenues vraiment pires… La population devait faire face au pillage. Ils ont d’abord commencé avec les maisons de ceux qui étaient partis, des officiels du gouvernement puis ils ont commencé à attaquer les Guéré, puis les étrangers et maintenant même les Yacouba. Pour eux, que tu sois chrétien, musulman ou une vache, ils te tuent. »129

Ce schéma comportant des étapes successives avec des abus de plus en plus nombreux a été évoqué dans de nombreux récits recueillis par Human Rights Watch. La motivation à piller était telle que les combattants libériens au sein d’une même unité se sont même entre-tués pour la possession de biens particuliers. Des combattants libériens des deux côtés ont également extorqué de grosses sommes d’argent à des civils désespérés tentant de fuir la zone de conflit. Les civils qui ont tenté de quitter Toulepleu, fin janvier ont été forcés de payer aux forces libériennes soutenues par le gouvernement entre 95 000 et 200 000 CFA.130 Il a été affirmé à Human Rights Watch qu’un schéma similaire s’était développé dans d’autres zones de l’Ouest, par exemple dans la zone sous contrôle des rebelles autour de Zouan-Hounien et Danané où les Libériens ont contraint des civils à payer 25 000 CFA ou plus pour partir.131 Les gens qui refusaient de payer étaient pris au piège. Si les gens refusaient de donner de l’argent ou si les combattants découvraient de l’argent après que la personne eut nié en posséder, les conséquences étaient souvent violentes.

Abus liés aux ressources : travail forcé

La promesse des richesses ivoiriennes fut peut-être ce qui a principalement attiré de nombreuses personnes venant du Libéria, pays dévasté dont la population avait déjà été privée de la plupart des ressources. Les ressources ivoiriennes dans l’Ouest ne se limitaient pas à des biens comme l’argent, la nourriture, des véhicules ou d’autres biens personnels bien que les Libériens aient envoyé des tonnes de biens de ce type de l’autre côté de la frontière. L’Ouest disposait également de deux ressources clefs très attractives pour les Libériens : le cacao et l’or.

La mine d’or d’Iti, située à quinze kilomètres de la ville de Zouan-Hounien est rapidement devenue la cible des pillages. Un habitant a raconté à Human Rights Watch : « Les rebelles forcent les gens à travailler là-bas. Certaines réserves restent mais quand celles-ci seront parties, alors que va-t-il se passer ? »132 Suivant le schéma établi au Libéria, de nombreux jeunes civils de sexe masculin ont été forcés de travailler pour les Libériens, transportant de grosses quantités de biens personnels, d’or et d’autres ressources de l’autre côté de la frontière au Libéria. De jeunes hommes ont également été forcés de porter des armes à travers les zones forestières le long de la frontière. Un jeune Ivoirien qui avait fui Danané pour la Guinée a été capturé par les Libériens, près de Mapleu. Les Libériens lui ont dit : « Tu es ivoirien, tu dois rester là-bas. » Ils l’ont frappé avec un fusil et ont volé son sac et son argent puis l’ont forcé à porter des armes de Mapleu vers d’autres postes de contrôle pendant deux jours.133

Le cacao et le café dont les récoltes se font habituellement entre octobre et janvier étaient également prêts à être récoltés et une part a été expédiée hors du pays, apparemment à travers la Guinée, le Mali et le Ghana. Si les détails de cette opération demeurent confus, elle a pu être le produit d’un effort coordonné des trois groupes rebelles. Plus de cinquante mille tonnes de cacao ont apparemment été envoyées hors du pays en l’espace de quelques semaines.134 Le triangle à l’Ouest de Zouan-Hounien au-delà de la rivière Cavally et au sud de la ville de Zou est l’une des zones les plus riches de la Côte d'Ivoire. La récolte a été apportée, d’abord sur le dos de jeunes hommes forcés de la transporter jusqu’à Zouan-Hounien. De là, des camions ont été organisés pour l’emporter de l’autre côté de la frontière ivoirienne, en partie vers la Guinée, un choix logique compte tenu du manque d’infrastructures routières et de marchés du Libéria.135

Violence sexuelle par les combattants libériens des deux camps

Le viol et l’esclavage sexuel ont également été pratiqués de façon régulière par les combattants libériens des deux côtés. Dans certains cas, il semble que le viol ait été utilisé spécifiquement comme une arme de guerre dans le but de terroriser et humilier la population civile. Il a été affirmé à Human Rights Watch qu’autour de Zouan-Hounien occupé par les rebelles : « Il y a tellement de viols, c’est normal, on n’en parle même pas. Les rebelles commettent le viol devant le mari, le font regarder puis le force à se mettre sur les genoux pour les remercier. »136 Dans les zones occupées par les forces libériennes alliées au gouvernement, il y a eu aussi des incidents réguliers de viol et d’esclavage sexuel perpétrés par les combattants libériens du MODEL qui « prennent vos femmes et les violent devant vous. »137 Des femmes plus âgées ont souvent été forcées, par les Libériens des deux côtés, de cuisiner et d’accomplir d’autres corvées.138

Recrutement d’enfants soldats par les deux camps

Comme dans le conflit libérien, les enfants, en particulier les garçons libériens, ont été fréquemment utilisés comme combattants par les forces libériennes. Certains des enfants soldats étaient des enfants libériens qui ont pu être recrutés à partir de camps pour personnes déplacées au Libéria et de camps de réfugiés en Guinée et en Côte d'Ivoire. Des observateurs internationaux des conditions dans les zones rebelles ont affirmé à Human Rights Watch que dans chaque unité libérienne de cinq ou six combattants liée au MPIGO, il y avait habituellement au moins un enfant soldat, souvent de dix à douze ans seulement, armé d’une mitraillette. Parmi les combattants, se trouvaient aussi probablement d’anciens membres des « Unités de petits garçons »139 de Charles Taylor, comme certains décrivaient les jeunes qui débutaient au Libéria, combattaient en Sierra Leone puis rentraient au Libéria et avaient un contrat pour poursuivre les combats au Togo.140

Alors que le conflit se poursuivait à l’Ouest, des enfants ivoiriens en nombre de plus en plus important ont été recrutés.141 Un certain nombre de jeunes Yacouba auraient rejoint les rebelles après le début des attaques ethniques lancées en représailles et auraient reçu une formation dans un camp proche de Bin Houyé à la date de mars 2003. Les Libériens alliés au gouvernement auraient aussi apparemment demandé que les chefs des villages guéré, autour de Toulepleu leur fournissent des enfants pour qu’ils les forment.142

Meurtres de civils

Les combattants libériens alliés au gouvernement et aux groupes rebelles ont également tué de nombreux civils, souvent afin d’acquérir de l’argent et un butin. Dans certains cas, des civils ont été pris pour cibles sur la base de leur appartenance ethnique, en particulier là où les Libériens travaillaient en coordination avec les milices d’Ivoiriens yacouba et guéré.

Human Rights Watch a également recueilli des informations sur un certain nombre de cas de violence accompagnant les pillages. Ces incidents ont parfois été l’occasion d’une extraordinaire cruauté et d’une brutalité sans pitié comme la description qui suit d’une famille dioula attaquée à Toulepleu par des combattants libériens de la faction MPIGO, au cours d’un pillage lors des premiers jours de leur occupation de la ville. Une grand-mère de soixante-dix ans, deux de ses filles d’âge moyen et son petit-fils de six ans ont été tués dans cette attaque. Une troisième fille a reçu une balle au visage. Une autre fille a survécu et a fui en Guinée.

Les rebelles avaient dit qu’ils ne feraient pas de mal aux civils. On a donc été surpris quand ils sont arrivés et ont défoncé la porte et ont demandé de l’argent… Ma grand-mère sortait de la douche quand les rebelles sont arrivés. L’un d’eux lui a dit de « rentrer » et elle a dit « Sortez avec le bruit de vos coups de feu. » Il lui a tiré dessus. Quand ils sont entrés dans la maison, ma sœur plus âgée a dit que nous n’étions pas FPI … [Elle est allée chercher de l’argent] mais elle tremblait tellement qu’elle était lente. Quand elle lui a donné l’argent, il a dit que ce n’était pas assez et il lui a tiré dans la poitrine. Ma sœur plus jeune a reçu une balle dans les jambes mais elle a perdu tellement de sang qu’elle est morte.143

Certains des abus ont également été caractérisés par l’utilisation de couteaux et de machettes ainsi que d’armes automatiques. Les victimes ont parfois été mutilées d’une façon qui rappelle les abus commis dans la guerre du Libéria, avec des morceaux de corps humains coupés et mangés dans le cadre d’un rituel spécifique.144 Human Rights Watch a recueilli de nombreux récits d’abus commis par les deux camps, dans des villes, des villages, des campements dans tout leur triangle d’opération. Les forces libériennes entraient dans les villages, ligotaient le chef puis exigeaient de la nourriture et de l’argent. Si les villageois ne répondaient pas de façon adéquate, alors ils tuaient certains des villageois.145

Certains abus ont été commis dans le cadre d’affrontements inter-ethniques comme, une fois amorcé, le cycle des atrocités commises par les combattants libériens et leurs alliés respectifs guéré et yacouba qui s’est transformé en une série de représailles et contre-représailles. « L’opposition entre les Krahn et les Gio au Libéria a traversé la frontière, » s’est entendu affirmer Human Rights Watch. « Quand Houphouët-Boigny était en vie, il y avait mis fin mais maintenant cette guerre a ravivé la vieille querelle, la querelle entre Doe et Quiwonkpah. »146

Il y a sans aucun doute eu de nombreuses victimes dont les meurtres n’ont pas été étudiés parce qu’ils se sont produits au plus profond de la brousse et dans de petits campements éloignés. Par exemple, Human Rights Watch a entendu plusieurs récits dignes de foi évoquant des douzaines de villages soumis à des raids puis incendiés, au cours des combats autour de Toulepleu mais n’a pas été en mesure de les vérifier. Additionner des chiffres exacts sur le nombre total des victimes est actuellement une tâche impossible.

La route vers Toulepleu : la création d’une crise humanitaire

Fort de ses nouvelles recrues libériennes, le gouvernement a lancé une offensive et a repris le contrôle de Toulepleu, fin janvier 2003.147 En février, la boucle nord de la route de Blolékin à Toulepleu et une bonne partie de la zone autour de Toulepleu étaient sous contrôle des combattants libériens alliés au gouvernement. Selon des observateurs locaux, la présence des forces armées ivoiriennes était minimale, prenant fin à Blolékin et même l’armée ivoirienne a reconnu que c’était les Libériens qui contrôlaient la zone la plus occidentale autour de Toulepleu.148

Les combattants libériens – en collaboration avec des membres des milices locales guéré – ont installé des hommes à une série de postes de contrôle de Gueya, un village à l’est de Blolékin via Péhé, la dernière ville avant Toulepleu jusqu’à Toulepleu même. Après Blolékin, les combattants libériens et leurs partenaires guéré étaient les autorités de fait le long de la route appelée « la route de la mort » par certaines personnes à Abidjan.149 Un témoin a décrit à Human Rights Watch son voyage déchirant sur cette route :

A Gueya, il y avait peut-être un homme plus âgé, peut-être dix-huit ans. Il s’appelait Nene. La plupart étaient des gosses, même des filles. Les mercenaires sont des enfants de neuf à douze ans, ils ne peuvent même pas contrôler le poids de leurs fusils et ils commencent à tirer sur tout. J’ai vu des gens se faire tuer devant moi … J’ai marché de Blolékin à Péhé. De Blolékin à Péhé, ce n’est que des postes de contrôle avec des mercenaires et des corps sur tout le trajet, c’était des postes de contrôle avec des mercenaires et des corps le long de la route, des cadavres nouveaux et des vieux cadavres, peut-être de trois à quatre semaines. Ils te forcent à travailler, à enterrer les corps … A Doké, un chef des mercenaires donne l’ordre aux gens d’enterrer les cadavres. Si tu as de la chance, ils te laissent partir, sinon, ils te font enterrer les cadavres. Ils utilisent un bulldozer Caterpillar pour creuser les trous, ils se remplissent de cadavres puis ils utilisent le Caterpillar pour couvrir le trou … Moi, je n’ai dû enterrer des corps qu’une fois, j’ai eu de la chance. D’autres ont passé des journées à enterrer des corps. Moi, j’avais de l’argent, alors ils m’ont laissé partir. Pour moi, le jour où ça s’est produit … ils m’ont demandé 5 000 CFA. Je n’avais que 2 000 CFA et ils ont dit : « Puisque tu n’as pas l’argent, tu dois travailler. » J’ai dit : « D’accord. » et ils ont dit : « Vas là-bas et enterre les corps ici. »

J’ai ramassé les corps, ils étaient tout pourris et plein d’eau. Je les ai mis dans un trou et quand on a demandé pour les recouvrir, on m’a dit que le Caterpillar allait couvrir le trou. Il y avait des corps de femmes, de personnes âgées et d’enfants le long de la route … La plupart des corps sont ceux de rebelles qui ont été tués. Les villageois ont refusé de les enterrer. Il y a aussi les corps d’enfants qui ont marché et sont morts et ceux de gens malades. Certains enfants sont morts à cause de l’eau qu’ils ont bue qui vient d’endroits où il y a eu des cadavres. Les adultes, ils peuvent boire ça et ça met plus longtemps pour les rendre malades … Tous les puits, les mercenaires ont mis les cadavres des rebelles dans les puits et l’eau des puits est la seule eau à boire. J’ai vu les cadavres dans les puits. Cette eau, quand tu la bois, tu dois la filtrer [il sort sa chemise et la tient pour montrer comment ils versent l’eau à travers un vêtement] puis tu la fais bouillir. Elle sent encore. L’une des femmes avec lesquelles je marchais, je portais son enfant sur mes épaules. Pour finir, on l’a laissé mourir. Je pleurais mais je l’ai laissé. On a vu d’autres personnes malades qui ne pouvaient plus marcher.

Toulepleu même est sûr, les mercenaires sont tout autour, le problème, c’est l’eau et la nourriture. Les mercenaires ne veulent pas que les gens partent parce qu’alors le PAM ne viendra pas donner de la nourriture … Ils ont dit que les gens ne pouvaient pas partir parce qu’ils ne veulent pas que la région soit vide.150

A Péhé, la dernière ville avant Toulepleu, se sont rassemblés de nombreux civils déplacés ayant fui les attaques rebelles contre leurs villages. Les gens étaient contraints de payer les Libériens pour pouvoir manger et « si tu n’as pas de chance, tu paies et il n’y a plus de nourriture et tu n’as rien. Les gens qui viennent de Toulepleu doivent payer aux postes de contrôle pour pouvoir aller faire du bois ou aller dans leurs champs. »151 Cette pratique était très probablement en partie responsable – avec la maladie provoquée par l’eau polluée – du niveau élevé de malnutrition observé par les travailleurs de l’aide humanitaire parmi les personnes déplacées ayant fui la région.152 Un groupe de civils ayant fui la zone a raconté à Human Rights Watch : « De nombreux enfants sont morts en cours de route et ici, peut-être deux à quatre enfants par jour. »153

La stratégie consistant à empêcher les civils de prendre la fuite et à maintenir la population civile dans un état de vulnérabilité afin d’obtenir une aide humanitaire est une tactique classique utilisée par les belligérants au Libéria et ailleurs. C’est une tactique qui viole le droit international humanitaire.154 Au moment où les agences humanitaires ont été en mesure d’accéder à la zone autour de Toulepleu en juin 2003, une bonne part de la population civile avait souffert pendant plus de cinq mois de manque de soins de santé, d’eau propre et de nourriture adaptée. Les cas de malnutrition étaient très fréquents chez les enfants dans une zone auparavant considérée comme le grenier du pays.

Ravages dans les villages autour de Toulepleu : février 2003

Après que les rebelles MPIGO eurent été chassés hors de Toulepleu le 12 janvier, les forces libériennes alliées aux rebelles ont transporté la guerre dans les petits villages autour de la route et dans les campements dans les plantations. Des centaines de villageois déplacés, tant guéré que burkinabé, ont fui les villages autour de Toulepleu et la zone au nord de la route et sont allés vers les villes de Guiglo et Duékoué, contrôlées par le gouvernement. Un Guéré déplacé de Glopleu a décrit les attaques qui ont dévasté la région :

Il y a beaucoup de corps qui putréfiés dans les villages … Nous avons été obligés de partir parce que les rebelles avaient tout mangé. Ils ont mangé tous les boeufs, ont incendié les cases et les greniers, ont tué les vieux qui ne pouvaient pas marcher, ont mis le feu sur les personnes et avec le feu ont fait des traces sur les corps de leurs victimes et parfois, ils écrivent MPIGO ou MPCI sur les corps avec du feu ou avec un couteau … C’est les Libériens qui sont les plus méchants. Les MPCI sont un peu mieux. Mais les MJP et les MPIGO sont très méchants. Ils n’aiment pas les Guéré. Ils sont venus la première fois en décembre mais sans attaquer les gens.

C’est en janvier qu’ils sont venus la deuxième fois … C’est à ce moment-là, après leur seconde attaque que tout a commencé. Ils ont commencé à attaquer les gens … Les rebelles ont exigé de l’argent. Si tu disais que tu n’en avais pas, ils fouillaient toute la maison. S’ils trouvaient quelque chose, ils te tuaient parce que tu avais menti. Des fois, ils tuaient pour rien. Doué Kaoué, un homme de soixante ans a été tué le 18 février. Il était assis dans sa cour quand ils lui ont tiré dessus.155

Un autre villageois déplacé a dit : « On est allé d’un campement à un autre campement. Les rebelles sont venus dans les camps pour piller et brûler les maisons. Ils ont tué des gens et ont interdit aux autres de les enterrer. Les squelettes sont restés dans nos villages. »156

Si nombre des tueries perpétrées par les forces libériennes des rebelles furent des actes d’une violence extrême, certaines ont spécifiquement pris pour cibles les Guéré. Ceci est en partie dû au fait que nombre de Guéré s’étaient organisés en milices civiles ou en comités d’autodéfense et certains étaient armés et se sont opposés aux attaques (voir plus bas, Chapitre IX). Ceci est également dû à la nature de plus en plus ethnique du conflit. Une fois les combattants libériens d’origine krahn impliqués dans les combats aux côtés du gouvernement, souvent en collaboration avec les comités ivoiriens guéré d’autodéfense, il n’en fallait plus beaucoup pour que la guerre devienne un affrontement ethnique entre Krahn/Guéré contre Gio/Yacouba.

Evolution des abus vers un conflit ethnique

En février 2003, alors que les milices guéré et yacouba se sont de plus en plus impliquées dans le conflit à l’Ouest, travaillant respectivement avec le gouvernement et les rebelles, les abus ont pris de plus en plus une forme ethnique et une nature horrible alors que les mercenaires libériens des deux côtés commençaient à massacrer délibérément des civils sur la base de leur appartenance ethnique, sans prétendre cibler les partisans présumés de l’opposition. Sur la base des informations rassemblées par Human Rights Watch, il semble que le développement d’un conflit à base ethnique, dans l’Ouest ait été motivé par deux facteurs clefs. L’un fut l’introduction de combattants libériens des deux côtés qui a ravivé une animosité ethnique historique. Le second fut le rôle joué par les milices civiles guéré qui ont assumé un rôle de plus en plus visible dans la guerre de l’Ouest et ont participé à des abus commis contre les civils dans l’Ouest (voir plus bas, Chapitre IX). Plusieurs témoins ont affirmé à Human Rights Watch que les combattants libériens alliés au gouvernement avaient été conduits vers certains des petits campements les plus reculés par des civils guéré du coin qui connaissaient la zone. Dans un cas au moins étudié par Human Rights Watch, un civil guéré a également aidé les Libériens alliés aux rebelles en leur montrant les petits campements guéré et les villages perdus en brousse.

Le massacre de Bangolo : 7 mars 2003

Au cours d’un seul événement atroce, le plus terrible commis par les mercenaires libériens du gouvernement, au moins soixante civils dont des hommes, des femmes et des enfants ont été tués à Bangolo, une ville située entre Man et Duékoué, début mars 2003. Le massacre a été mis en lumière après que les troupes françaises de l’opération Licorne eurent été averties d’affrontements se produisant dans la ville de Bangolo, le 7 mars et que des civils déplacés eurent commencé à fuir la zone. Dans la soirée du 7 mars, les forces françaises ont désarmé et détenu un important groupe de combattants libériens armés et alliés du gouvernement qui quittaient la zone pour se rendre dans leur base de Guiglo, accompagnés par un groupe de civils guéré. Un vol de reconnaissance a été effectué au-dessus de la ville le 8 mars et a révélé la présence d’au moins soixante corps sur le sol, en plein air avec certainement d’autres corps dans les maisons.157

Les combattants libériens étaient anglophones et parlaient également guéré (ou son équivalent libérien, le krahn). Ils ont été interrogés en détention et ont confirmé qu’ils étaient dans la zone depuis sept jours, qu’ils travaillaient pour le compte du gouvernement et qu’ils avaient commis le massacre. Ils ont apparemment réussi à pénétrer dans la ville en prétendant être des Dioula et en affirmant vouloir une réunion mais une fois sur place, ils ont commencé à tuer systématiquement les habitants et à piller leurs maisons.158 Le quartier dioula à Bangolo a été spécifiquement pris pour cible. Nombre de victimes ont souffert de mutilations et ont eu la gorge tranchée, selon les rapports de presse.159 Un observateur international qui a vu certains des corps à Bangolo a confirmé à Human Rights Watch que des exécutions sommaires avaient été pratiquées. Sur les quatre corps qu’il avait vus, dans un cas au moins, les mains de la victime étaient liées derrière son dos et il y avait des blessures par balle dans la tête provoquées par un tir rapproché.160

Face à des preuves flagrantes de la responsabilité de la force LIMA dans le massacre et à des assertions selon lesquelles cette force travaillait pour le gouvernement ivoirien et était basée à Guiglo, le gouvernement a nié tout lien avec la milice, affirmant : « Aucun ‘Libérien supplémentaire’ ne combat avec les FANCI. »161 Au lieu de cela, le gouvernement a affirmé que le massacre avait été commis par des forces rebelles et que les combattants libériens n’étaient pas en fait, des Libériens mais plutôt des Guéré ivoiriens qui s’étaient organisés en comités d’autodéfense. L’affirmation selon laquelle des Guéré ivoiriens s’étaient organisés en comités d’autodéfense était certainement vraie mais le fait que la plupart des combattants détenus étaient libériens et travaillaient pour le gouvernement fut établi sans l’ombre d’un doute. Un récent rapport du Panel des experts des Nations Unies sur le Libéria a même noté que les armes, les munitions et l’équipement de communication radiophonique utilisé par les forces LIMA correspondaient à ce qu’utilisaient les FANCI.162

Quelques jours plus tard, le massacre de Bangolo s’est répété pas très loin, à Dah, où un autre massacre a été perpétré de toute évidence en représailles pour les événements de Bangolo. Cette fois-ci, les forces rebelles étaient responsables et le cercle de la violence ethnique était bouclé. Pour les civils dans l’Ouest, ce furent des jours de terreur.

Le massacre de Dah : 22 mars 2003

Dah, un petit village dans la zone guéré, à quelques kilomètres à l’ouest de la route menant de Bangolo à Duékoué, a été attaqué par des forces rebelles la nuit du 22 mars. Ceci s’est produit quelques semaines seulement après le massacre de Bangolo et fut très probablement un acte de représailles. Un civil déplacé par les combats a décrit à Human Rights Watch les événements de cette nuit-là :

C’est samedi 22 mars que les événements s’étaient produits. Après le journal télévisé de 10 heures du soir, il y a eu une coupure de courant. J’ai eu un mauvais pressentiment. Je me suis dit que peut-être les assaillants allaient attaquer. Vers minuit, ma femme a entendu un bruit dehors. Elle m’a réveillé. J’ai légèrement ouvert la fenêtre et j’ai vu des gens courir dehors dans toutes les directions. J’ai entendu un coup de feu à quelques centaines de mètres de ma cour. On a couru toute la nuit. Le lendemain matin, vers 6 heures, on est retourné au village et c’est là qu’on a découvert l’horreur. Plusieurs corps étaient étendus dans tout le village. Parmi les cadavres, ma tante Fatima, qui avait environ soixante-dix ans, Zapele, mon neveu de trente-cinq ans, mon oncle de soixante ans. Tous tués par balles.

C’était surtout le quartier Caien qu’ils avaient le plus ravagé. Ils n’ont pas ciblé un type de personne en particulier. Même les Burkinabé ont fui avec nous et ils étaient morts aussi. Ils ont brûlé les maisons, des fois avec des gens dedans. Ils ont brûlé la maison d’une femme, la veuve de Mwa Jean pendant qu’elle était dans la maison avec ses deux enfants. Elle a réussi à sortir, l’un de ses enfants est sorti, sévèrement brûlé mais l’autre est mort. Beaucoup sont morts dans leur maison. Ils sont venus en véhicules. Ils ont laissé leurs véhicules dans un campement à environ cinq cents mètres du village. Trois d’entre eux sont restés pour garder les véhicules.

Les assaillants étaient surtout des libériens. En tirant sur quelqu’un, ils lancent des cris terribles … Ils parlaient soit en anglais, soit en yacouba. On a entendu qu’ils avaient aussi tué des gens dans d’autres villages. C’est surtout les Libériens et les Yacouba qui tuent. On a entendu dire qu’ils avaient empoisonné le sel, les cubes magi, même les cigarettes. Tout ça, ça vient des Yacouba.163

La description de la nourriture empoisonnée dans ce récit, si elle est peu probable, était le signe que les perceptions de la communauté s’étaient déplacées vers un niveau très dangereux : la transformation du groupe ethnique rival en démon. Ces perceptions ont certainement été nourries par la presse ivoirienne qui a présenté les événements de l’Ouest comme un « génocide » rebelle contre les Wê (Guéré) mais qui a, dans l’ensemble, omis le fait que les abus étaient commis des deux côtés et qu’ils avaient évolué suite à l’implication dans les deux camps de combattants libériens, connus depuis longtemps pour leurs abus contre les civils. Un autre facteur contribuant à la montée du conflit ethnique est le rôle joué par les comités civils guéré d’autodéfense favorables au gouvernement dans les villages de l’Ouest. Des membres de ces milices ont pris part à de nombreux abus contre les civils, en particulier les Burkinabé, tant avant qu’après le début du conflit interne.



129 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 24 mars 2003.

130 Entretiens conduits par Human Rights Watch en Guinée, 1er mars 2003 et à Guiglo, 4 avril 2003.

131 Entretien conduit par Human Rights Watch, Nyangoloko, 7 février 2003.

132 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 24 mars 2003.

133 Entretien conduit par Human Rights Watch, Guinée, mars 2003.

134 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 28 mars 2003.

135 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 28 mars 2003.

136 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 24 mars 2003.

137 Entretien conduit par Human Rights Watch, Guiglo, 4 avril 2003.

138 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

139 Les « Unités de petits garçons » étaient initialement composées d’orphelins de guerre recrutés par les forces rebelles de Taylor, lors de la première guerre libérienne. Nombre de ces recrues se sont fait connaître pour la férocité de leur comportement au combat et leur loyauté à Taylor. Voir Human Rights Watch/Africa, “Easy Prey: Child Soldiers in Liberia,”A Human Rights Watch Report, 1994. Ce schéma de recrutement d’enfants a ensuite été reproduit dans la guerre de Sierra Leone et s’est poursuivi au Libéria, avec des nouvelles fraîches faisant état du recrutement d’enfants dans des camps pour personnes déplacées proches de Monrovia aussi pas plus tard qu’en mai 2003.

140 Entretien conduit par Human Rights Watch, 24 mars 2003.

141 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan 28 mars 2003.

142 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 2 avril 2003.

143 Entretien conduit par Human Rights Watch, Guinée, 1er mars 2003.

144 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.

145 Entretien conduit par Human Rights Watch, Bobo-Dioulasso, 21 février 2003.

146 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 26 mars 2003. Quiwonkpah était un Libérien de l’ethnie gio qui s’est dressé contre Doe qui s’est ensuite vengé en réprimant le mouvement, tuant des centaines de personnes, principalement des Gio, essentiellement dans le district de Nimba. Lorsque Charles Taylor a lancé son mouvement à Nimba, il a reçu un soutien massif suite à ces événements. Voir aussi Note 104 plus haut.

147 « ‘Ils parlent anglais et tuent’ : les déplacés fuient les ‘combattants libériens’, » Agence France Presse, 24 janvier 2003.

148 Document confidentiel archivé à Human Rights Watch.

149 Une photographie des membres de la milice FLGO, composée de combattants des milices MODEL et guéré les présente assis dans une voiture avec ce nom – la route de la mort – peint sur le côté. Cette photographie a été publiée dans Jeune Afrique l’Intelligent, 2-8 février 2003, p.67.

150 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 26 mars 2003.

151 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 27 mars 2003.

152 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 6 avril 2003.

153 Entretien conduit par Human Rights Watch, Guiglo, 4 avril 2003.

154 Les éléments indispensables à la survie de la population civile, comme les denrées alimentaires, les récoltes et les installations pour l’eau potable doivent être protégés. La logique derrière cette disposition est qu’il est interdit d'utiliser, contre les personnes civiles, la famine comme méthode de combat. Article 14, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II), 8 juin 1977.

155 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.

156 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.

157 Document confidentiel archivé à Human Rights Watch.

158 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 27 mars 2003.

159 Laurent Banguet, “Desolation and carnage in an Ivory Coast town,” Agence France Presse, 12 mars 2003.

160 Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 16 mai 2003.

161 « Massacre de Bangolo: le gouvernement accusé à tort par l’armée française, » Agence France Presse, 17 mars 2003.

162 Rapport du Panel des experts des Nations Unies sur le Libéria, 24 avril, 2003, S/2003/498.

163 Entretien conduit par Human Rights Watch, Duékoué, 3 avril 2003.


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Août 2003