Rapports

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VII. LE ROLE DES FORCES LIBERIENNES DANS L’OUEST

Les forces gouvernementales dans l’Ouest consistaient en un nombre important de forces irrégulières : des mercenaires d’autres pays d’Afrique et d’Europe, des combattants libériens, nombre d’entre eux plus ou moins liés à des groupes rebelles libériens ayant commis des abus comme les Libériens Unis pour la Réconciliation et la Démocratie (LURD), des réfugiés libériens recrutés localement et internationalement dans les camps de réfugiés et des civils ivoiriens de l’ethnie guéré dont beaucoup étaient traditionnellement favorables au gouvernement et au FPI et étaient recrutés à partir d’un réseau existant de comités villageois d’autodéfense et de groupes de jeunes transformés en milices.

Les forces rebelles ont aussi collaboré avec un certain nombre de forces irrégulières, dont la majorité était des combattants libériens et sierra léonais, certains liés aux milices du gouvernement libérien du Président Taylor responsables de nombreux abus.91 Certains des combattants étaient des vétérans connus des guerres brutales menées par les forces libériennes et sierra léonaises, comme Sam « Mosquito » Bockarie, accusé de crime de guerre, tué en mai 2003 après avoir passé plusieurs mois dans l’Ouest de la Côte d'Ivoire. D’autres étaient des recrues plus récentes du Libéria, dont des centaines d’enfants soldats. Alors que la guerre s’intensifiait dans l’Ouest, les groupes rebelles ont aussi recruté un nombre significatif de civils du coin, certains par la force. D’autres ont été attirés par l’appât des pillages ou de la vengeance contre le cycle des abus ethniques toujours plus nombreux.

Cet éventail de forces irrégulières travaillant avec les deux camps – beaucoup avaient été recrutées avec la promesse d’un paiement mais avaient en fait reçu plus ou moins toute liberté pour piller la population civile – s’est rendu responsable d’un vaste ensemble d’abus contre la population civile.

Recours aux mercenaires étrangers par le gouvernement ivoirien

Selon les récits de nombreux témoins présents sur les lieux, les mercenaires étrangers, dont des ressortissants de pays africains et européens, ont été utilisés comme forces supplémentaires par le gouvernement de Côte d'Ivoire dès octobre 2002.92 Leur utilisation dans les offensives sur Man, Toulepleu et d’autres endroits a été étudiée par Human Rights Watch et de nombreux rapports de médias internationaux depuis la Côte d'Ivoire. Leur utilisation continue, en particulier à des positions hautement techniques comme le pilotage des hélicoptères de combat MI-24, a été rapportée jusqu’en avril 2003, malgré plusieurs déclarations publiques du Président Gbagbo dans lesquelles il s’engageait à cesser de recourir à des forces mercenaires.93

L’implication probable de ces mercenaires dans plusieurs incidents constituant de graves violations du droit international humanitaire, dont les attaques par hélicoptères sur Mahapleu, la zone de Vavoua et Zouan-Hounien est un point qui suscite des inquiétudes considérables et qui requiert une investigation supplémentaire.

Recrutement des combattants libériens par les groupes rebelles ivoiriens

« Au début, quand les rebelles sont arrivés, tout le monde était content parce que les loyalistes à Toulepleu nous embêtaient tout le temps. Les gens ont dansé dans les rues, on a dit que les rebelles qui étaient venus allaient sauver le monde. Plus tard, on a vu que ce n’était pas vrai. Plus tard, on n’était pas heureux. On a réalisé que les Libériens n’étaient pas gentils. » Jeune femme dioula de vingt-deux ans de Bin Houyé.94

Le MPCI était clairement un mouvement ivoirien avec un programme national même s’il a reçu un soutien du Burkina Faso. La nature et les buts des deux groupes rebelles plus petits, en particulier le MPIGO, sont beaucoup moins évidents mais il est clair qu’il y avait des différences substantielles entre le MPCI et les deux groupes plus petits, non seulement en matière de bilan des abus commis contre les civils mais aussi en matière d’objectifs. Le MJP semble avoir été composé d’un mélange d’Ivoiriens et de Libériens mais largement regroupés autour des partisans du Général Guei. Le MPIGO, le moins ivoirien des groupes, avait nominalement une direction ivoirienne mais était presque entièrement composé de mercenaires libériens et sierra léonais dont le principal intérêt dans la guerre était économique. Au fur et à mesure que le temps passait, les forces libériennes ont gagné en ascendance dans le groupe et ont défié la direction ivoirienne en titre, causant de graves fractures au sein du MPCI.

Il y aurait eu au moins un millier de combattants libériens gio constituant le gros des forces du MPIGO quand il a attaqué Toulepleu fin novembre 2002,95 signe qu’une phase nouvelle et alarmante du conflit ivoirien venait de débuter. Alors que les forces gouvernementales et celles des rebelles se sont toutes les deux par la suite appuyées sur des mercenaires libériens pour leurs campagnes militaires dans l’Ouest, toutes les informations disponibles pour Human Rights Watch indiquent que les groupes rebelles ivoiriens ont été les premiers à introduire des combattants libériens dans le conflit ivoirien.

Après avoir été initialement repoussés par les forces loyalistes, les Libériens du MPIGO ont pris le contrôle de Toulepleu, le 2 décembre 2002. La majeure partie de la population civile a fui la ville. La prise de Toulepleu a été un événement significatif parce que la ville se situe en territoire guéré, juste au sud d’une ligne ethnique qui sépare les Ivoiriens de l’ethnie yacouba de ceux de l’ethnie guéré. Ce territoire s’étend aussi le long de la frontière entre les districts libériens de Nimba et Grand Gedeh, chacun ayant sa version des groupes ethniques yacouba et guéré,96 respectivement les Gio et les Krahn.

Selon les informations rassemblées par Human Rights Watch, les forces libériennes gio à Toulepleu se sont d’abord concentrées sur un pillage de tout ce qu’il était possible de piller mais n’ont pas été systématiquement violentes avec la population civile. Des actes de violence se sont produits cependant, en particulier en lien avec les pillages (voir plus bas, Chapitre VIII). Le gouvernement a attaqué la ville avec des hélicoptères de combat le 2 décembre, prenant pour cibles les transformateurs et coupant l’électricité ce qui a entraîné le déplacement de nombreuses personnes. Après une semaine, même certains des habitants guéré de la ville sont rentrés. Pour les Libériens, le pillage était l’activité principale mais « une fois les maisons pillées par les rebelles, on pouvait vivre en paix avec eux, » a déclaré un civil en résumant la situation.97 Les rebelles libériens à Toulepleu étaient initialement tous des Gio du district de Nimba mais ils ont par la suite été rejoints par un contingent de Yacouba de Danané et par deux contingents supplémentaires comprenant des Krahn de Grand Gedeh.98 Les forces sierra léonaises faisaient partie des forces du MPIGO.99

A la mi-décembre, un schisme s’est produit entre le MPCI et le MPIGO soutenu par les Libériens qui semble avoir été lié à la façon dont les Libériens et les Sierra Léonais ont traité la population civile. Le problème a apparemment débuté à Danané où le MPCI a demandé à la population dioula de les aider en apportant de l’argent. La communauté dioula se serait apparemment pliée à la demande, apportant une contribution commune au MPCI. Ceci aurait suscité la colère du MPIGO qui a commencé à chercher des Dioula et a tué deux civils dioula, l’un après son refus de laisser des combattants MPIGO violer sa femme, l’autre pour son argent.100 Le MPCI aurait apparemment tenté d’empêcher le MPIGO de voler et de harceler la population civile. A un moment donné, le MPIGO a menacé de tuer tous les Dioula si le MPCI attaquait le MPIGO. Human Rights Watch a appris qu’un marché avait été conclu selon lequel le MPCI s’installait à Man et utilisait cette ville comme une base régionale laissant Danané et la bande de villes occidentales le long de la frontière au MPIGO.

Ce marché peu rassurant conclu entre les deux alliés rebelles a plus ou moins tenu jusqu’au début mars 2003.101 En avril, les frictions entre Félix Doh, le chef ivoirien en titre du MPIGO et les forces libériennes et sierra léonaises du groupe ont augmenté. Les frictions ont pu être causées par les efforts de Doh pour limiter les abus des combattants mercenaires ou par des disputes internes pour le pouvoir entre Doh et les combattants libériens et sierra léonais. Quelles qu’aient été leurs causes exactes, les frictions ont culminé avec la mort de Doh, soi-disant aux mains de l’ancien responsable sierra léonais du RUF, Sam Bockarie, à la fin avril. Même avant cet événement cependant, la décision de laisser le MPIGO et ses Libériens contrôler la bande frontalière avaient eu des conséquences dévastatrices dans l’Ouest, en particulier après le recrutement par le gouvernement de ses propres mercenaires libériens, faisant ainsi de la guerre une extension du conflit libérien, avec de nombreuses implications pour les civils.

Avec l’aide de leurs recrues libériennes, les forces gouvernementales ont repris le contrôle de Blolékin, situé entre Toulepleu et Guiglo, le 12 décembre. Début janvier 2003, les forces loyalistes s’étaient regroupées avec un contingent entier de recrues libériennes. Les forces gouvernementales ont attaqué Toulepleu, prenant la ville le 12 janvier 2003.102 Ce jour-là, quatre volontaires de la Croix Rouge locale ont disparu à Toulepleu. Leurs corps ont été découverts de nombreuses semaines plus tard.103

Dans les semaines qui ont suivi, les rebelles ont lancé plusieurs contre-attaques et de nombreux villages autour de la ville ont été brûlés et détruits. En opposant les Libériens aux Libériens et en ravivant les querelles ethniques libériennes entre les Krahn et les Gio sur le sol ivoirien, le gouvernement a aggravé la situation.104 A ce point, le conflit a probablement considérablement changé en matière de traitement des civils alors que la querelle Krahn-Gio alimentait un conflit ethnique entre les Guéré et les Yacouba dans l’Ouest.

Recrutement de combattants rebelles libériens soutenus par le gouvernement

Le gouvernement s’est également appuyé sur des Libériens pour soutenir ses efforts et a recruté deux groupes de combattants libériens. Premièrement, il semble qu’en décembre, le gouvernement ait recruté des centaines de combattants libériens krahn en provenance de la faction des Libériens Unis pour la Réconciliation et la Démocratie (LURD) qui auraient été en cours de préparation d’un front ivoirien dans leur guerre contre Taylor, même avant le lancement du conflit ivoirien en septembre 2002.105 Alors que les combats internes s’intensifiaient au sein du LURD, ces combattants krahn se sont regroupés pour former une nouvelle faction libérienne dissidente appelée le Mouvement pour la Démocratie au Libéria (MODEL), dont les liens avec le gouvernement ivoirien ont été étudiés dans plusieurs rapports récents.106 Le second groupe de combattants libériens recrutés par le gouvernement ivoirien était composé de réfugiés, recrutés principalement dans le camp de réfugiés de Nicla, près de Guiglo mais également dans des centres de transit pour réfugiés à Abidjan. Des récits relatifs au recrutement des réfugiés sont allés jusqu’à évoquer des provenances aussi lointaines que le Ghana.107

Certaines des recrues libériennes qui combattaient tant avec le gouvernement ivoirien qu’avec les forces rebelles étaient d’anciens enfants soldats108 et d’autres vétérans de la première guerre libérienne, très brutale et de la guerre en Sierra Leone. Des groupes de défense des droits humains ont collecté un atroce catalogue d’abus contre les civils commis par le gouvernement libérien et les groupes rebelles, non seulement au cours de la première guerre des années 90 mais également plus récemment, à Monrovia et à Lofa, le district au Nord du Libéria.109 Le recrutement de mercenaires libériens, y compris celui d’enfants soldats dans des groupes étant bien connus pour avoir commis de graves violations, relevait de la part du gouvernement ivoirien d’une totale irresponsabilité et constituait une invitation à commettre d’autres atrocités, cette fois-ci contre des civils ivoiriens et des immigrés.

Les premiers rapports sur l’utilisation par le gouvernement de combattants libériens datent de la contre-attaque sur Blolékin, dans la seconde semaine de décembre 2002, après les avances du MPIGO dans l’Ouest. La formalisation des contacts entre le gouvernement ivoirien et des membres krahn clefs du LURD se serait produite à Abidjan, fin décembre 2002 et début janvier 2003.110 Les termes précis et les intermédiaires pour le marché conclu entre le gouvernement ivoirien et les membres du groupe rebelle libérien restent peu clairs. Cependant, il est certain que beaucoup ont été recrutés sur la promesse de salaires et d’armes et sur l’accord qu’une fois victorieux dans leur mission sur le sol ivoirien, ils pourraient conserver leurs armes et rentrer au Libéria. Par exemple, en février 2003, « [il a été affirmé à] des enfants soldats que s’ils libéraient la zone autour de Bin Houyé, ils seraient alors autorisés à garder leurs fusils et à rentrer au Libéria pour combattre Taylor. »111

En dépit des dénégations du gouvernement, des individus ivoiriens clefs, dont certains membres des forces armées gouvernementales ont agi comme commandants en titre du contingent libérien et des intermédiaires ont apporté du ravitaillement en pétrole et en bouteilles d’eau de Guiglo et Duékoué jusqu’à des positions dans l’Ouest, comme Péhé et Toulepleu. La tension s’est accrue lorsque les recrues n’ont pas reçu le paiement promis par le gouvernement. Human Rights Watch a été informé que certains Libériens recrutés par l’appât d’un salaire se sont tournés vers le pillage et vers d’autres abus lorsque le gouvernement ivoirien n’a pas tenu ses promesses (voir plus bas, Chapitre VIII). Un observateur dans la zone a raconté à Human Rights Watch :

Des mercenaires sont recrutés à Tobli [Libéria]. Quand ils arrivent, ils ne viennent pas par la route principale, ils arrivent à Péhé. Quand ils arrivent à Péhé, ils découvrent que ce qu’on leur avait dit sur Gbagbo qui allait les payer n'est pas vrai et ils s’en prennent à la population. Ils parlent la même langue, le guéré, que la population, même ethnie mais après plusieurs jours et après des drogues et de l’alcool, ils s’en prennent à la population locale.112

Une recrue libérienne mécontente a déclaré à un civil qui passait à un poste de contrôle : « Oh, tu es d’Abidjan, bon, le gouvernement nous a fait venir pour défendre vos familles mais on n’a pas reçu cinq francs. Gbabgo ne nous paie pas alors on a besoin de ta voiture et de ton argent. »113

Les forces libériennes soutenues par le gouvernement, appelées plus tard le Front de Libération du Grand Ouest (FLGO) par les Ivoiriens et les « forces LIMA » par l’armée française114 étaient en titre dirigées par un sergent ivoirien appelé Jean-Marie Touly.115 Cependant, par politique ou par manque de contrôle, les Libériens sont devenus les autorités de fait dans « leurs » zones et ils ont agi en collaboration avec les membres des comités guéré d’autodéfense qui se prénommaient eux-mêmes les Combattants pour la Libération du Grand Ouest.116 Il y avait apparemment des tensions entre les forces armées régulières, les FANCI et les recrues libériennes, probablement dues en partie à la façon dont les Libériens traitaient les civils ivoiriens. Cependant, une autre explication plausible à cette tension fut que la décision de recruter des combattants rebelles libériens ait été prise par le Ministre de la Défense et non par les FANCI et que les FANCI n’avaient pas de commandement direct sur les Libériens.117 Sur ce point, il est à noter que le Président Gbagbo lui-même a assumé personnellement la responsabilité du portefeuille de la défense à partir du 12 octobre lorsqu’il a renvoyé le Ministre de la Défense, Moise Lida Kouassi.118

Des civils guéré de la zone de Toulepleu se sont même plaints à des officiels du gouvernement, à Abidjan de la façon dont les combattants libériens alliés au gouvernement traitaient les civils. Il leur a été affirmé « de faire très attention, de ne pas dire que c’était les mercenaires qui avaient fait ces choses mais de dire plutôt que c’était les rebelles. » A la mi-février cependant, il était clair que les mercenaires libériens soutenus par le gouvernement, et non les rebelles, avaient le contrôle de la route permettant d’entrer et de sortir de Toulepleu.119

Recrutement des réfugiés libériens par les forces gouvernementales

Plus de 72 000 réfugiés libériens se trouvaient dans l’Ouest de la Côte d'Ivoire en septembre 2003. Un seul camp de réfugiés officiel existait – le camp Nicla pour la paix – situé juste à quelques kilomètres de la ville de Guiglo qui pouvait accueillir environ 4 000 réfugiés. La grande majorité des réfugiés vivait dans une Zone d’Accueil Réfugiés (ZAR) comprenant plusieurs villes dans l’Ouest comme Danané, Man et Guiglo. Nombre de réfugiés krahn, originaires au départ du district frontalier du Grand Gedeh au Libéria, se sentaient à l’aise dans le territoire guéré autour de Toulepleu, Guiglo et Duékoué, compte tenu de leurs liens historiques, culturels et linguistiques transfrontaliers avec les Guéré. La plupart des groupes ethniques libériens étaient représentés dans la ZAR y compris des individus ayant fui les abus du régime Doe, du régime Taylor et des groupes rebelles libériens.

Même avant le début du conflit à l’Ouest le 28 novembre, les réfugiés libériens étaient exposés au harcèlement et aux intimidations des forces armées ivoiriennes et des communautés civiles. Après les déclarations du gouvernement accusant les rebelles du MPCI d’être « des terroristes étrangers » et d’utiliser des mercenaires anglophones, un sentiment d’hostilité envers les étrangers s’est très nettement développé. Dès octobre 2002, des rapports faisaient état du fait que des réfugiés, dans les sites de transit à Abidjan, recevaient de troublantes visites de la police et d’autres hommes armés qui menaçaient les réfugiés de nuit, pendant les heures de couvre-feu.120 Plusieurs jours après le début du conflit dans l’Ouest, des rumeurs sur l’implication de combattants libériens anglophones circulaient et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) commençait à faire savoir que la population réfugiée libérienne en Côte d'Ivoire était exposée à des abus.121

Le MPIGO a avancé sur Toulepleu le 30 novembre et a pris la ville le 2 décembre. Alors que ce groupe poursuivait son avancée, prenant Blolékin le 7 décembre, beaucoup ont craint que Guiglo, à seulement 60 kilomètres à l’est de Blolékin, ne soit la prochaine cible. Les habitants de Guiglo ont évacué la ville, y compris la plupart des employés des agences humanitaires travaillant dans le camp de réfugiés de Nicla, à environ douze kilomètres de Guiglo. Les premiers rapports de recrutement par le gouvernement ivoirien dans le camp de réfugiés datent de cette période et attribuent la responsabilité du recrutement aux FANCI, en collaboration avec les contacts locaux chez les réfugiés à Nicla.122 Un réfugié libérien présent dans le camp à cette période a déclaré que le 3 décembre, « les soldats ivoiriens sont venus et ont commencé à battre tous les gens. Ils ont dit que les Libériens sont coupables de soutenir les rebelles. »123

Alors que les combats s’intensifiaient en décembre et janvier 2003 et que le rôle des combattants libériens augmentait des deux côtés, le recrutement des réfugiés s’est lui aussi accru. Les appels du HCR pour déplacer et protéger les réfugiés sont devenus plus désespérés mais sont restés sans réponse du côté du gouvernement. Dès la mi-décembre, un rapport en provenance de Guiglo dans un journal local fournissait une description révélatrice de la situation sur place. Le titre était « Six rebelles tués, des réfugiés libériens en renfort aux FANCI » et l’article décrivait comment les réfugiés libériens s’étaient portés volontaires à Guiglo dans le cadre d’une stratégie pour « d’opposer le fer au fer. »124

Alors que certains réfugiés se sont effectivement portés volontaires par ennui ou parce qu’ils avaient été attirés par les milliers de CFA promis aux recrues, d’autres semblent s’être sentis contraints de le faire à cause des menaces physiques de plus en plus nombreuses sur leur sécurité. A la fin décembre, la vaste majorité de la population réfugiée du Libéria était confrontée non seulement à l’hostilité généralisée des communautés ivoiriennes indigènes envers les étrangers mais également à un antagonisme spécifique causé par leur nationalité libérienne puisqu’ils étaient rendus responsables de la guerre que se livraient, par procuration, les forces libériennes dans l’Ouest de la Côte d'Ivoire. Les réfugiés à Abidjan et dans le Sud-Ouest, autour de Tabou, étaient confrontés à des menaces de plus en plus nombreuses alors que le groupe rebelle lançait une nouvelle offensive vers San Pedro depuis le Libéria, attaquant Grabo en janvier 2003.

En l’absence de protection de la part du gouvernement en Côte d'Ivoire et d’offres de déplacement et de réinstallation dans un autre pays, de nombreux réfugiés ont été forcés de choisir entre deux options intenables : rentrer au Libéria ou survivre dans un environnement de plus en plus violent. Dans un mouvement illustrant bien leur désespoir, des milliers de réfugiés sont effectivement rentrés au Libéria, en février 2003 même s’ils ont dû pour cela passer par des postes de contrôle hostiles tenus par les milices ivoiriennes.125 Nombre de ces personnes rentrées dans leur pays se sont ensuite retrouvées prises au piège de l’insécurité qui régnait au Libéria, poussant certains à repartir ensuite vers les zones hostiles qu’ils venaient de fuir.126

D’autres réfugiés ont cherché refuge dans les bureaux du HCR au Sud et ont manifesté à son bureau d’Abidjan appelant à l’évacuation, une demande tout à fait raisonnable compte tenu des persécutions auxquelles ils étaient confrontés en Côte d'Ivoire. En dépit des demandes pressantes du HCR, aucune offre de déplacement n’est venue d’états de la région ou de l’Ouest, un grave échec en matière de protection des réfugiés. Le dilemme fut ainsi résumé par l’un des réfugiés libériens ayant fui l’Ouest et ayant réussi à atteindre la Guinée : « Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le HCR ne nous a pas aidés, s’ils ne sont là que pour nous nourrir, à quoi ça nous sert ? On a besoin de sécurité. Le gouvernement nous tue parce qu’on connaît les rebelles, [les rebelles] nous accusent de soutenir le gouvernement et le HCR nous abandonnent. Tout ça ne vaut rien. »127

Vu ce contexte, il est peu surprenant qu’à la fin mars 2003, les agences humanitaires aient estimé que jusqu’à la moitié de la population du camp de Nicla, dont des enfants, certains âgés de quatorze ans seulement, était « impliquée directement ou indirectement dans les forces LIMA… ». Selon les informations reçues par Human Rights Watch, « le recrutement … est déclenché par les forces du gouvernement qui ont visité Nicla et ont tenu des réunions avec les jeunes pour les encourager à rejoindre les forces LIMA ‘pour leur propre sécurité’ .» 128



91 Entretien conduit par Human Rights Watch, Freetown, 11 mars 2003.

92 Selon le droit international humanitaire, les mercenaires sont définis comme « toute personne qui : a) est spécialement recrutée dans le pays ou à l'étranger pour combattre dans un conflit armé ; b) en fait prend une part directe aux hostilités ; c) prend part aux hostilités essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une Partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette Partie ; d) n'est ni ressortissant d'une Partie au conflit, ni résident du territoire contrôlé par une Partie au conflit ; e) n'est pas membre des forces armées d'une Partie au conflit et f) n'a pas été envoyée par un Etat autre qu'une Partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit Etat. » Article 47, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977.

93 Dans un ironique retournement de situation, certains des mercenaires sud africains, angolais et ukrainiens auraient reçu la nationalité ivoirienne en quelques heures afin de permettre au gouvernement de se soustraire à son engagement de ne pas utiliser de mercenaires étrangers. Voir François Soudan, « Le Choix de Gbagbo, » Jeune Afrique l’Intelligent, 9-15 février 2003, p.13.

94 Interrogée en Guinée en mars 2003, archivé à Human Rights Watch.

95 Rapport confidentiel archivé à Human Rights Watch.

96 Les Guéré appartiennent à un groupe ethnique plus large appelé les Wê qui comporte les Guéré, les Wobé et les Gnaboua, tous ayant des liens traditionnels avec le groupe ethnique bété. La « terre natale » des Guéré s’étend de l’est de Toulepleu à la rivière Sassandra, au Nord en direction de Bangolo et au Sud vers Tai. Les zones occupées par les Wê s’étendent plus au nord-est de la région des Guéré. Dans ce rapport, le terme guéré est utilisé spécifiquement pour faire référence au groupe ethnique guéré, plutôt qu’aux Wê et à leur zone.

97 Interrogé en Guinée, février 2003, archivé à Human Rights Watch.

98 Les forces krahn travaillant pour les rebelles semblent avoir été des hommes à acheter. Certains des combattants krahn ont affirmé à un occidental habitant la ville qu’ils avaient rejoint les rebelles parce « qu’ils n’avaient rien de mieux à faire et voulaient lutter parce que c’était tout ce qu’ils connaissaient, ayant grandi pendant la guerre et dans des camps de réfugiés. » Entretien téléphonique conduit par Human Rights Watch, 22 mai 2003.

99 Ibid.

100 Interrogé en Guinée, mars 2003, archivé à Human Rights Watch.

101 Ibid.

102 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 25 mars 2003.

103 « Mort de 4 volontaires : la Croix-Rouge maintient ses activités dans l’Ouest ivoirien, » Agence France Presse, 19 mars 2003. La responsabilité pour la mort de ces travailleurs humanitaires reste peu claire.

104 L’ancien Président du Libéria, Samuel Doe était un Krahn originaire du district de Grand Gedeh qui a conspiré avec Thomas Quiwonkpa, un sergent gio de l’armée originaire du district de Nimba, dans le coup d’état de 1980 qui a renversé le régime de Tolbert. Les deux hommes ont ensuite rivalisé pour le pouvoir. Quiwonkpa est revenu à Monrovia à la tête des Forces Nationales Patriotiques du Libéria (NPFL) lors d’une tentative de coup en 1985. Il a échoué dans sa tentative et a été tué par les forces de Doe. Doe a ensuite réagi contre les partisans de Quiwonkpa, en particulier les Gio du district de Nimba qui ont subi de terribles représailles de la part du gouvernement Doe comme ce fut également le cas pour de nombreux autres opposants à Doe. Doe a également cultivé une alliance avec des membres du groupe ethnique mandingue. Cette toile de fond est l’une des raisons qui expliquent le soutien substantiel apporté par le district de Nimba à Charles Taylor, en particulier en provenance des Gio et des Mano ainsi que les persécutions des Krahn et des Mandingues par les forces de Taylor. Voir aussi Stephen Ellis, The Mask of Anarchy, (Hurst & Company: London,) 1999, pp. 52-74.

105 Document archivé à Human Rights Watch, 30 mai 2003.

106 International Crisis Group, “Tackling Liberia: the Eye of the Regional Storm,” 30 avril 2003, pp.20-24 ; Rapport du Panel d’experts des Nations Unies, S/2003/498.

107 A.C. Ohene, “Swoop on Buduburam,” Ghanaian Chronicle, 24 février 2003. http://allafrica.com/stories/200302250402.html.

108 Dans ce rapport, le terme « enfant » fait référence à toute personne de moins de dix-huit ans. L’Article 1 de la Convention relative aux droits de l’enfant (CRC) définit un enfant comme « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. » CRC, G.A. Res. 44/25, U.N. doc A/RES/44/25, ratifiée par la Côte Ivoire le 4 février 1991.

109 Voir “Back to the Brink: War Crimes by Liberian Government and Rebels,” Human Rights Watch Report, Vol.14, No.4 (A), mai 2002 et “Liberian Refugees in Guinea: Refoulement, Militarization of Camps, and Other Protection Concerns,” Human Rights Watch Report, Vol.14, No.8 (A), novembre 2002.

110 Rapport du Panel d’experts des Nations Unies sur le Libéria, S/2003/498.

111 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 26 mars 2003.

112 Ibid.

113 Ibid.

114 Lima est le code dans l’alphabet radio pour la lettre L. Le nom LIMA provient du fait que les combattants étaient des Libériens.

115 Tidiane Dioh, « Dialogue de sourds, » Jeune Afrique l’Intelligent, 2-8 février 2003, p. 67.

116 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 27 mars 2003.

117 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 28 mars 2003.

118 Ofeibea Quist-Arcton, “Ivory Coast Rebels Seize Key Cocoa Town As Mediation Hopes Increase,” 14 octobre 2002 à www.allAfrica.com.

119 Entretien conduit par Human Rights Watch, Abidjan, 26 mars 2003.

120 Rapport confidentiel archivé à Human Rights Watch.

121 UNHCR Briefing Notes, 17 décembre 2002 à www.reliefweb.int (consulté le 20 mai 2003).

122 Rapport confidentiel archivé à Human Rights Watch.

123 Interrogé en Guinée, janvier 2003, archivé à Human Rights Watch.

124 Edouard Gonto, « Six rebelles tués, des réfugiés libériens en renfort aux FANCI, » Soir Info, 16 décembre 2003, p.2.

125 Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, « Situation in Côte d'Ivoire to deteriorate further if peace proves elusive, » 12 février 2003 à www.reliefweb.int/w/rwb.nsf/0/ (consulté le 20 mai 2003).

126 « 15 000 réfugiés libériens ont fui en Côte d'Ivoire, » Agence France Presse, 23 mai 2003.

127 Entretien en Guinée, février 2003, archivé à Human Rights Watch.

128 Document confidentiel archivé à Human Rights Watch.


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Août 2003