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III. Les « disparitions » en Algérie

Entre 1992 et 1998, les forces de l’ordre algériennes et leurs complices civils organisés en « groupes d’autodéfense » ont arrêté et fait « disparaître » plus de 7 000 personnes dont on est toujours sans nouvelles. 11 Aucune des personnes accusées d’avoir participé à ces « disparitions » n’a été inculpée ou n’est passée devant un tribunal. Très peu, voire aucune des familles des personnes « disparues » n’ont reçu d’informations concrètes et vérifiables sur le sort de ses proches manquants.

Ces « disparitions » s’inscrivent dans le contexte de violences politiques à grande échelle qui ont coûté la vie à plus de 100 000 personnes depuis 1992. Les groupes armés combattant le gouvernement non seulement se sont attaqués aux forces de l’ordre mais ont aussi massacré des milliers de civils. Quant aux forces de l’ordre, elles sont elles-mêmes impliquées dans des exécutions sommaires, des « disparitions » et la pratique systématique de la torture. Bien que la violence continue à faire rage dans certaines régions du pays, le nombre de victimes a considérablement diminué ces dernières années.

Le discours du gouvernement sur les « disparus » a considérablement changé depuis 1995 sous la pression nationale et internationale. Les autorités ont tout d’abord nié l’existence du problème. Ensuite, à partir de 1998, elles ont commencé à le minimiser tout en prétendant mener des enquêtes et résoudre certains cas particuliers. Mais cette question a continué à ternir l’image de l’Algérie à l’étranger. Depuis 1999 le gouvernement a donc commencé à reconnaître l’envergure du problème, le qualifiant de difficile, et a affirmé qu’il devait être résolu.

Les « disparitions » ne sont pas des fantômes du passé, bien que, depuis 1999, le nombre de nouveaux cas ait considérablement baissé grâce à la diminution de la violence politique. De nouveaux cas sont rapportés, même s’ils restent rares. Les autorités n’ont ni adopté la législation ni appliqué les mesures coercitives qui permettraient de garantir que de telles pratiques odieuses soient totalement abandonnées par les forces de l’ordre. Les agents de l’État continuent de violer en toute impunité les lois régissant toute arrestation (notamment la loi précisant que toute arrestation doit être notifiée). C’est aussi en complète violation du droit à la liberté d’association que la police continue à harceler les hommes et les femmes qui manifestent publiquement au nom de leurs enfants, de leurs époux et de leurs frères et sœurs enlevés.

L’Algérie pourrait aussi être beaucoup plus coopérative avec les mécanismes onusiens en ce qui concerne la question des « disparitions ». Le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires demande depuis 2000 la permission aux autorités de se rendre en Algérie. En outre, parmi les cas qui lui ont été soumis, plus de 1000 sont algériens et n’ont pas été résolus. L’Algérie ne fait pas partie des 48 membres de l’ONU qui ont envoyé une invitation permanente aux mécanismes spéciaux thématiques de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU (ce groupe de travail étant l’un d’entre eux), alors qu’elle est membre de cette commission. 12

Human Rights Watch a publié en février 2003 un rapport sur les « disparitions » en Algérie, mise à jour du rapport de 1998 sur le même thème. 13 Les autorités algériennes n’ont pas directement réagi aux conclusions et aux recommandations présentées par le rapport. Elles n’ont pas non plus répondu de façon positive aux nombreuses demandes de visas déposées depuis janvier 2003 par notre organisation qui souhaite pouvoir mener des enquêtes sur le terrain. Ce refus n’est certes pas nouveau. Le gouvernement algérien a en effet déjà refusé auparavant l’entrée sur son territoire à Human Rights Watch et à d’autres organisations de défense des droits humains pendant de longues périodes.

Les personnes enlevées par les groupes armés et toujours manquantes

Nous venons de mentionner les « disparitions » dont les auteurs sont les forces de l’ordre ou leurs complices comme sembleraient l’indiquer les indices existants. Mais il faut aussi parler des centaines, voire des milliers de cas d’Algériennes et d’Algériens enlevés et toujours manquants, pour lesquels les indices sembleraient accuser les groupes armés. Aucune organisation, aucun organisme gouvernemental n’a dressé de liste nominative de tels cas. Il n’existe pas non plus d’estimation fiable qui révèlerait l’ampleur du drame.

Une organisation non gouvernementale créée en 1996 par les familles de personnes manquantes, Somoud (« ténacité » en arabe), estime tout de même que le nombre d’Algériennes et d’Algériens enlevés par les groupes armés depuis 1992 se situe aux alentours de 10 000. Plus de la moitié reste manquante. Rabha Tounsi, Secrétaire national de l’Organisation nationale des victimes du terrorisme et ayants-droit (ONVTAD), a affirmé à une délégation de Human Rights Watch le 22 mai 2000 qu’il existait environ 4 200 cas de personnes enlevées par les groupes armés dont les corps n’ont pas été retrouvés. Me Ksentini évalue le nombre de personnes manquantes du fait des groupes armés à 10 000. 14

Les proches des personnes manquantes ressentent la même angoisse, que les auteurs du crime soient les forces de l’ordre ou les groupes armés se proclamant islamistes. Dans les deux cas, si la personne disparue était le soutien de famille, ils doivent faire face à des problèmes financiers. Ils doivent aussi affronter les questions juridiques qui se posent quand la personne est portée disparue mais n’est pas officiellement décédée.

Le décret créant le nouveau mécanisme ne donne pas de définition au terme « disparition », mais la façon dont il est rédigé laisse à penser qu’il acceptera les cas de toute famille qui déclare « disparu » un de ses membres, quels qu’en soient les auteurs présumés. Me Ksentini a, pour sa part, souvent utilisé le terme de « disparus » en parlant aussi bien des victimes des forces de l’ordre que de celles des groupes armés combattant le gouvernement. Lors d’une réunion avec les représentants du Somoud, qui a eu lieu après l’annonce de la création du mécanisme, Me Ksentini a affirmé que les cas des personnes qui auraient été enlevées par les groupes armés pourraient lui être soumis. Il a déclaré que des enquêtes seraient menées sur ces cas et que les informations recueillies seraient transmises aux familles. Me Ksentini a aussi précisé que des recommandations seraient faites quant aux aides sociales et aux indemnisations. Ces propos de Me Ksentini nous ont été rapportés par le Secrétaire général du Somoud, Adnane Bouchaïb. 15 Le père de M. Bouchaïb a été enlevé par un groupe armé en 1995 et est toujours manquant.

Genèse du nouveau « mécanisme »

Me Ksentini avait fait la déclaration suivante sur les « disparitions » plus tôt dans son mandat à la tête de la CNCPPDH : « Il faut que la vérité soit révélée, quelle qu’elle soit ! Il y va de l’honneur du pays et de ses institutions. Les choses horribles de ces dernières années ne doivent plus jamais se répéter. » 16

Fin mars 2003, la CNCPPDH, la commission officielle des droits humains algérienne, aurait soumis son premier rapport officiel au Président Abdelaziz Bouteflika. 17 Le président de la CNCPPDH, Me Ksentini, a affirmé lors d’entretiens accordés à ce moment-là que cette institution avait fait de la question des « disparitions » sa priorité pour l’année en cours. Bien que le rapport de la commission n’ait pas été rendu public, Me Ksentini a déclaré qu’il avait recommandé au Président de créer un organe unique en son genre afin de mener des enquêtes sur les milliers de cas de « disparitions » opérés au milieu des années 90 et pour donner des réponses aux familles qui s’interrogent sur le sort de leurs proches manquants.

« Cette commission d’enquête contrairement à la CNCPPDH qui ne pouvait faire des investigations devrait avoir la possibilité d’enquêter au cas par cas » a déclaré Me Ksentini le 29 mars au Forum el-Moudjahid, lieu de débats organisés à Alger par le quotidien El-Moudjahid. 18

Me Ksentini a déclaré que la question des « disparus » devait être résolue une fois pour toutes et qu’« informer les familles » représentait une obligation élémentaire. Il a aussi ajouté qu’il fallait établir « un constat exact » du nombre de « disparitions », « séparer les vrais des faux disparus», « réhabiliter les vrais disparus », aider les familles « socialement si elles le souhaitent » et assurer « le droit à leurs familles de connaître la vérité ». 19

Mais d’autres déclarations de Me Ksentini ont jeté un doute sur la liberté dont disposerait le nouvel organisme dans sa quête de la vérité. Il est surtout inquiétant que Me Ksentini ait insisté, a priori, sur le fait qu’alors que les individus peuvent être déclarés coupables d’avoir opéré des « disparitions », les institutions gouvernementales, elles, ne peuvent pas l’être. Les « disparitions », aurait-il déclaré au journal Liberté, « sont le fait d’individus, cadres de l’ANP [Armée Nationale Populaire], qui ont pris la décision eux-mêmes de procéder illégalement à l’enlèvement de telle ou telle personne ». 20 Le Matin le citait disant : « Les disparus ne sont pas le fait des institutions de cet État » et « Je refuse de penser et d'admettre que l'Armée nationale populaire (ANP) ait pu ordonner de telles infamies.» 21

Depuis janvier, Me Ksentini a déclaré à plusieurs reprises que l’État et ses institutions étaient « responsables » des « disparitions » dans la mesure où ils avaient failli à leur obligation constitutionnelle de protéger les citoyens, mais qu’ils n’étaient pas « coupables » d’avoir commis ces crimes. « L’État était le premier disparu » a-t-il répété plusieurs fois. Cette « vacance » du pouvoir pendant le milieu des années 90, où des rivalités internes meurtrières ont fait rage, a fait régner, selon Me Ksentini, « un certain chaos et désordre qui ont permis à des individus ou groupes d’individus d’agir de manière la plus illégale ». 22

Les investigations à venir ou, en l’occurrence, les institutions judiciaires nationales, doivent pouvoir, a priori, analyser la responsabilité des supérieurs hiérarchiques des agents de l’État qui ont pris part matériellement à des « disparitions » forcées. Dans le cas contraire, tout effort qui serait fait pour établir la vérité et pour déterminer les réformes nécessaires interdisant toutes futures « disparitions » serait miné. En un peu plus de cinq ans, les agents de l’État se sont emparés dans tout le pays, en toute impunité, de milliers d’Algériennes et d’Algériens dont on est toujours sans nouvelles. Ces personnes se trouvaient alors dans la rue, chez eux ou sur leur lieu de travail. Ceci ne peut pas sérieusement être imputé au « chaos ». Ces actes ont été commis de façon systématique et couverts méthodiquement par leurs auteurs.

Un peu plus tard, Me Ksentini a émis la possibilité de poursuites pénales pour les auteurs des « disparitions », tout en continuant à insister sur le fait que ces dernières devaient être considérées comme étant le fait d'individus marginaux qui n'impliquaient pas les institutions gouvernementales. Le quotidien L’Authentique daté du 10 mai cite Me Ksentini prononçant les phrases suivantes :

S’il venait à être prouvé que ces personnes « disparues » ont effectivement décédé ou fait l’objet d’exécution extrajudiciaire auxquelles auraient procédé certains agents de l’État agissant en toute illégalité et à la faveur du désordre et du chaos dans lequel était réduit le pays entre 1992 et 1999, il conviendrait alors, à mon sens, de voir l’État présenter des excuses solennelles à la Nation et aux familles des « disparus » sans préjudice des poursuites pénales susceptibles d’être entreprises à l’encontre des individus qui auraient abusé de leur qualité d’agents de l’État pour commettre des actes illicites sur des personnes dont l’État lui-même devait, de par la volonté même de la constitution, assurer leur sécurité. 23

Le mécanisme créé par le Président Bouteflika correspond au type d’organisme que Me Ksentini a appelé de ses vœux en public. Son mandat porte essentiellement sur la vérification des cas présumés de « disparitions », sur la recherche de moyens pour l’État de reconnaître sa responsabilité, d’offrir une indemnisation et d’apporter une aide sociale. Il ne permettra pas en revanche au nouvel organisme d’approfondir la question de la responsabilité et des faits, questions qui pourraient selon Me Ksentini aggraver « les ruptures sociales » de l’Algérie. 24

La commission composée de sept membres nommés par le Président Bouteflika respecte l’idée de Me Ksentini selon laquelle elle ne devrait pas comporter d’étrangers. Dans un entretien accordé à une radio en mars, Me Ksentini avait déclaré qu’il fallait que la commission « soit une commission purement algérienne, composée d’Algériens. Il est hors de question de laisser les étrangers interférer dans nos affaires. Tout simplement c’est une question de souveraineté et c’est une question de principe. En plus de ça, le problème des disparus est un problème algéro-algérien. Il appartient aux seuls algériens de résoudre ce problème. » 25 Me Ksentini avait tout de même concédé, d’après l’une des personnes présentes lors d’une réunion de deux heures avec les familles des « disparus » le 27 mars, qu’il était concevable que la commission puisse inviter des étrangers en tant qu’observateurs. Le décret stipule que le nouveau mécanisme peut « faire appel à tout expert dont la contribution à la réalisation de sa mission est jugée utile ».

Outre Me Ksentini, les autres membres, désignés par le Président Bouteflika « au titre de la société civile et des organisations nationales et professionnelles » sont le Juge Bencheikh el-Hachemi, le médecin Zoubir Zehani, les anciens députés de l’Assemblée populaire nationale Abdelkrim Sidi Moussa et Ahmed Bayoud, le Président du Croissant rouge Abdelkader Boukhroufa et la journaliste Nacéra Belloula. Le Président Bouteflika a déclaré dans son discours que le choix de ces personnes avait été « dicté par un double souci : celui de l’impartialité et de l’indépendance et celui de l’efficacité ».

Human Rights Watch estime que la nationalité des membres de la commission est moins importante que le fait de s’assurer que la commission soit dotée de l’expertise, des pouvoirs, des ressources, de l’indépendance et de la transparence conformes aux normes internationales régissant les entités enquêtant sur des crimes graves tels que les « disparitions ». En outre, sans remettre en question les compétences professionnelles des membres nommés, il faut noter que ce panel ne comprend ni membres des mouvements des familles des « disparus » ni avocats les ayant représentés.

Le décret précise que le mandat de la nouvelle entité est fixé à dix-huit mois. L’organisme devra élaborer des rapports d’étape semestriels et un rapport général qui présenteront « les travaux de la commission, comportant les éléments d’information recueillis et les résultats d’analyse, les mesures prises ou proposées ainsi que les recommandations jugées utiles pour le règlement de la question ». Le président Bouteflika a déclaré que ces rapports seraient « examinés avec le plus grand soin ». Il n’a cependant pas précisé si ces rapports seront rendus publics et le décret ne le précise pas non plus.

Nous estimons que la commission devrait détailler dans ses rapports quelles sont les mesures gouvernementales supplémentaires nécessaires, au-delà du travail qu’elle peut accomplir elle-même, pour que les familles puissent exercer leur droit à la vérité, à une indemnisation et à ce que justice soit faite. Nous recommandons aussi fortement à la commission d’insister pour que ses rapports soient rendus publics.

Depuis l’annonce de sa création par le Président Bouteflika, il y a deux mois, cet organisme n’a pas, par ailleurs, tenu une seule réunion à laquelle les membres du public ou les familles des personnes « disparues » ou leurs représentants aient été invités. À l’heure où ce rapport fut imprimé, l’ambassade algérienne à Washington n’a pas été capable de nous fournir la moindre information sur les activités du mécanisme et une demande d’information faxée par Human Rights Watch à Me Ksentini à la CNCPPDH est restée sans réponse.

Deux « disparitions » récentes

Bien que la plupart des « disparitions » en Algérie aient eu lieu entre 1993 et 1998, des Algériennes et des Algériens continuent parfois de « disparaître » après avoir été détenus par les forces de l’ordre. Ces cas démontrent que l’État n’a pas encore mis en place les garanties nécessaires pour éviter que les « disparitions » ne continuent, renforçant ainsi les peurs que ces pratiques redeviennent fréquentes si les autorités estiment une fois encore qu’elles sont utiles.

Kamel Boudahri reste introuvable un an après que lui et son frère ont été arrêtés, le 13 novembre 2002, dans la ville de Mostaghanem, selon Mohamed Smaïn, porte-parole de la branche de Rélizane de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH). Mohamed Boudahri est rentré chez lui quelques heures après leur arrestation. Il a affirmé que son frère et lui avaient été emmenés sur une base militaire et qu’il y avait subi un interrogatoire avant d’être relâché. Le père de Kamel s’est rendu à l’état major local de l’armée et s’est entendu dire que son fils s’était évadé et qu’il avait apparemment rejoint le maquis dans le wilaya (province) de Relizane. D’après Smaïn, on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de Kamel depuis le jour où il a été mis en détention.

Le sort d’Abdelkader Mezouar,mécanicien, reste un mystère depuis le 2 juillet 2002, date à laquelle quatre hommes en civil conduisant une voiture banalisée se sont emparés de lui. M. Mezouar se trouvait alors dans son garage, son lieu de résidence et de travail, à Hraoua, près de la ville de Aïn Taya dans le wilaya de Boumerdès, à l’est d’Alger. M. Mezouar, célibataire, a quarante quatre ans. Un enfant de huit ans, son voisin, a été témoin de cet incident.

Bien que les autorités n’aient pas reconnu avoir arrêté M. Mezouar, les détails de son enlèvement désignent les forces de l’ordre. D’après le père de M. Mezouar, Ahmed, qui habite à Khemis el-Khechna, les hommes qui l’ont emmené ont aussi confisqué des papiers et d’autres effets personnels qui se trouvaient dans le garage. Ce même jour, les autorités ont mis sous scellés son garage, en empêchant l’accès pendant des mois avant d’en autoriser de nouveau l’entrée. Le lendemain de l’arrestation de M. Mezouar, les gendarmes ont confisqué sa voiture, une Clio blanche. Ils ont plus tard invité le père de M. Mezouar à venir la réclamer, mais il aurait refusé de le faire jusqu’à ce que son fils soit retrouvé.

Ahmed Mezouar a déclaré la disparition de son fils à plusieurs autorités et auprès de la CNCPPDH. En décembre 2002, le Ministère de la justice lui a répondu que l’affaire avait été communiquée au parquet et que le numéro 4395 lui avait été assigné. Ce même mois, le quartier général militaire de la région de Boumerdès a convoqué Ahmed Mezouar et l’a interrogé sur ce qu’il savait de cette affaire. La police locale lui a aussi posé des questions. Il en est allé de même pour le petit garçon de huit ans qui se trouvait là le jour des faits. La CNCPPDH a répondu aux questions posées par le père d’Abdelkader par une lettre datée du 4 mai lui notifiant que son fils avait été enlevé par des « personnes nonidentifiées». 26

Le harcèlement des proches des « disparus »

Depuis 1998, les proches des « disparus » se rassemblent régulièrement dans plusieurs villes dont Alger, Constantine et Oran pour organiser des sit-ins pacifiques qui n’obstruent pas la voie publique. Le plus souvent, plusieurs dizaines de personnes y participent et tout se déroule sans incident. Cependant, dans plusieurs cas, essentiellement quand les participants au sit-in ont essayé de se diriger vers les bureaux du Président Bouteflika ou vers un autre bâtiment public, la police est intervenue. Elle les a fait rebrousser chemin de force ou les a dispersés même lorsqu’ils ne bloquaient ni les rues ni les trottoirs.

Le 9 juillet 2003 au matin, lors d’un sit-in hebdomadaire devant le tribunal de la ville d’Oran, à l’ouest du pays, des policiers en civil ont arrêté sept des femmes présentes alors que le sit-in s’achevait. Ils les ont emmenées dans des voitures officielles au commissariat du second arrondissement d’Oran et les ont interrogées. Hachimia Bouteiba a déclaré que des policiers s’étaient emparés d’elle peu après l'entretien qu’elle avait accordé sur les lieux du sit-in à un journaliste du quotidien Ar-Ra’y, journal d’Oran qui a largement couvert les « disparitions ». Ar-Ra’y avait récemment publié un article mentionnant que des policiers avaient essayé de forcer des femmes à signer des dépositions affirmant que leur proches « disparus » avaient été enlevés par des « terroristes » et non pas par les forces de l’ordre (voir ci-après). 27

Mme Bouteiba a déclaré à Human Rights Watch qu’au commissariat, les policiers avaient par exemple demandé aux femmes (cinq mères, une épouse et une sœur de « disparus ») pourquoi elles pensaient que les forces de l’ordre étaient responsables de la « disparition » de leurs proches. On leur aurait ensuite demandé de signer des dépositions rédigées en arabe alors que certaines d’entre elles, comme Mme Bouteiba, ne savent pas lire l’arabe. Elles ont peu après été transférées au commissariat central où leurs photos et leurs empreintes ont été prises. Elles ont été relâchées à 20 heures et convoquées devant un juge le 12 juillet. Ce jour-là, le procureur les a interrogées sur leurs manifestations et les a citées à comparaître de nouveau le 4 octobre après les avoir inculpées de « troubles à l’ordre public ». Le 4 octobre, toutes les sept ont été reconnues coupables et ont été condamnées à payer une amende de 1000 dinars (10 dollars américains). Mme Bouteiba, jointe par téléphone, a déclaré que malgré sa condamnation, elle et les autres proches des « disparus » ont continué à manifester chaque semaine sans être harcelées ou dispersées. 28

Le fils de Mme Bouteiba, Miloud Bouteiba, inspecteur des postes et père de deux enfants, a disparu le 31 juillet 1994, date à laquelle deux hommes en civil, armés, se sont emparés de lui alors qu’il se trouvait sur son lieu de travail, sous le regard de ses collègues, au troisième étage du bureau de poste principal d’Oran.

Le 26 mars 2003, les familles des « disparus » ont organisé une manifestation devant le siège de la CNCPPDH à Alger qui a attiré près de 300 participants, nombre d’entre eux venant tout spécialement d’autres wilayas pour cette occasion. Ce rassemblement était bien plus important que les rassemblements hebdomadaires habituels des familles. D’après les témoignages recueillis, quand les policiers ont compris que les participants essayaient de se diriger vers le bureau du Président, ils ont empêché le cortège de se mettre en route. Lorsqu’ils ont réalisé qu’une photographe néerlandaise était en train de les photographier alors qu’ils bousculaient les manifestants, ils ont arraché la pellicule de l’appareil, la rendant inutilisable.

L’état d’urgence a été décrété en Algérie en 1992 et est resté en vigueur depuis, ce qui permet aux responsables du Ministère de l’intérieur « d’interdire toute manifestation susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publics. » 29 Depuis le 18 juin 2001, les manifestations sont interdites jusqu’à nouvel ordre dans la capitale.

Les pressions exercées sur les familles pour qu’elles abandonnent les poursuites judiciaires contre les forces de l’ordre

Dans des cas isolés, les autorités sont rentrées en contact avec des familles des « disparus » pour essayer d’obtenir d’elles qu’elles abandonnent les poursuites judiciaires. Des aides financières auraient été promises par ces autorités qui auraient en contrepartie exclu toutes recherches sérieuses sur le sort des personnes « disparues » ou sur l’identité des responsables de la « disparition ». Il est difficile de savoir si ces démarches sont faites à l’instigation des autorités locales ou si elles font partie d’une tentative générale pour tester la réaction des familles à des solutions plus globales à la question des « disparitions ».

Depuis le 13 mai, selon l’association SOS Disparus d’Alger (www.disparus-dz.org) et le Collectif des familles des disparu[e]s en Algérie (CFDA, www.maghreb-ddh.sgdg.org/cfda/), le Département de Sécurité et de Renseignements (DRS, auparavant appelé Sécurité militaire) a convoqué plusieurs proches de personnes « disparues » pour interrogatoire dans le wilaya d’Oran. Ces proches avaient ordre de se présenter avec leur livret de famille, une photo d’identité et le certificat de naissance du « disparu ». 30 Des questions leur ont été posées sur les circonstances de la « disparition » et il leur a été demandé de revenir le lendemain signer leurs dépositions. On leur a en outre indiqué qu’une aide financière leur serait versée (les familles algériennes des « disparus » connaissent des problèmes financiers car la personne manquante était souvent le seul soutien de famille). Cependant, de retour le lendemain, au moins l’une de ces femmes s’est vue présenter une déposition erronée de son témoignage de la veille. Ne sachant pas lire l’arabe, Yakout Bouguetaya a demandé à sa fille de lire sa déposition. C’est alors qu’elle a découvert que sa déposition contenait une phrase dans laquelle elle accusait « les terroristes » d’avoir enlevé son fils, Abdelkader Acem, et non les forces de l’ordre. 31 Mme Bouguetaya a refusé de la signer. Ses proches maintiennent que ce sont des membres de la Sécurité militaire qui se sont emparés d’Acem (étudiant né en 1975) le 16 janvier 1994 alors qu’il se trouvait chez un voisin à la Cité des 150 Logements, cité HLM dans le quartier Maraval d’Oran, devant des voisins et des membres de sa famille. 32



11 La gendarmerie nationale, corps placé sous l’autorité du Ministère de la défense et chargé de mener les enquêtes ouvertes après plaintes pour « disparitions », aurait reconnu avoir reçu 7 046 plaintes pour des personnes « disparues ». Cité dans l’article de Florence Beaugé, « En Algérie, aucun survivant parmi les disparus de la ‘sale guerre’ », Le Monde, 7 janvier 2003. Me Ksentini, Président de la CNCPPDH a déclaré a Human Rights Watch en novembre 2002, « Je pense que le chiffre total se situe entre 7 000 et 10 000, peut-être même 12 000. » Il précisait qu’il faisait référence aux cas dont les forces de l’ordre et leurs alliés étaient responsables. Cité dans Human Rights Watch, Disparitions forcées en Algérie : vérité et justice s’imposent, rapport de Human Rights Watch, vol. 15, no. 2(E), Février 2003, sur le web à l’adresse suivante : http://www.hrw.org/french/reports/2003/algeria/rapport-fr.pdf

12 La liste de ces 48 pays peut être consultée sur le web à l’adresse suivante : http://193.194.138.190/html/menu2/2/invitations.htm (au 19 novembre 2003).

13 Human Rights Watch, « Disparitions forcées en Algérie : vérité et justice s’imposent », et Human Rights Watch, « Neither Among the Living nor the Dead: State-Sponsored ‘Disappearances’ in Algeria, » Rapport de Human Rights Watch, vol. 10, no. 1(E), Février 1998, sur le web à l’adresse suivante : www.hrw.org/reports98/algeria2.

14 Amar Rafa, « Le dossier des disparus peut être réglé en quatre à cinq mois » La Tribune, 22 septembre 2003.

15 Entretien téléphonique de Human Rights Watch avec Adnane Bouchaïb, 31 octobre 2003.

16 « Me. Farouk Ksentini : ‘Il faut que la vérité sur les disparus soit révélée’ » Algeria Interface, [journal publié sur le web], 28 juin 2002 : http://www.algeria-interface.com/new/article.php?article_id=570 (au 30 octobre 2003).

17 Nacer Boucetta, Secrétaire général de la Commission a affirmé que le rapport avait été soumis au Président avant la fin du mois de mars. Entretien téléphonique de Human Rights Watch, 2 août 2003.

18 Nadia Mellal, « Issad et Ksentini disculpent l’armée » Liberté, 30 mars 2003.

19 « ‘Le rapport annuel sera remis à Bouteflika à la fin du mois,’” Le Matin, 30 mars 2003.

20 Nadia Mellal, « Issad et Ksentini disculpent l’armée », Liberté, 30 mars 2003.

21 Le Matin, 30 mars 2003.

22 Arab Chih, « Farouk Ksentini : C’est un holocauste qui se prépare, » El-Watan, 30 mars 2003.

23 « Me Farouk Ksentini à l’Authentique : ‘3 300 personnes enterrées sous X subiront des tests ADN’ » l’Authentique, 10 mai 2003.

24 « Interview », Reuters, 22 septembre 2003.

25 Interview, Radio Algérie Chaîne 3, 10 mars 2003. Enregistrement déposé à Human Rights Watch.

26 Entretien téléphonique d’Ahmed Mezouar et d’Amine Sidhoum (avocat travaillant avec SOS disparus), fait par Human Rights Watch, 21 juillet 2003.

27 Entretien téléphonique de Mme Bouteiba fait par Human Rights Watch, 21 juillet 2003.

28 Entretien téléphonique, 30 octobre 2003.

29 Décret présidentiel no 92-44 du 9 février 1992, imposant l’état d’urgence, Article 7.

30« Des familles de disparus ‘convoquées’ par le DRS, » El Watan, 22 juin 2003.

31 Entretien téléphonique avec Hachimia Bouteiba, 21 juillet 2003.

32 Le dossier sur ce cas a été constitué par le CFDA et SOS Disparus. Human Rights Watch en possède une copie.


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Décembre 2003