Rapports de Human Rights Watch

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Génocide: idéologie et organisation

 

Les organisateurs du génocide se sont servis de l'idéologie pour amener les Hutu à craindre et détester les Tutsi. Ils ont alors utilisé les institutions de l'Etat pour que cette crainte et cette haine se transforment en ces innombrables actes de chasse à l'homme, de viol et de tuerie qui ont constitué le génocide. Pour que l'idéologie soit meurtrière, les dirigeants devaient pouvoir donner des ordres et s'assurer qu'ils soient exécutés—pour cela, ils devaient contrôler l'armée, l'administration et les partis politiques. Ils se sont également servis de la radio pour diffuser de la propagande mais sans les autres canaux de commandement, la radio seule n'aurait pas suffi.

 

Les idées erronées répandues par les dirigeants politiques et les propagandistes soutenant Habyarimana étaient notamment les suivantes:

 

  • Les Tutsi étaient étrangers au Rwanda et n'avaient pas le droit d'y vivre.
  • Malgré la révolution de 1959, les Tutsi ont continué à jouir d'un meilleur standing et de plus de richesses que les Hutu et ils étaient en quelque sorte responsables de la pauvreté hutue qui se perpétuait.
  • Les Tutsi représentaient un danger pour les Hutu qui étaient toujours les victimes, que ce soit du pouvoir militaire tutsi ou de la ruse tutsie (recours à leurs femmes pour séduire des Hutu, usage de leur argent pour acheter des Hutu) et par conséquent, les Hutu avaient le droit et le devoir de se défendre.

 

De 1990 jusqu'à la fin du génocide de 1994, les propagandistes ont eu recours aux journaux et ensuite à la radio pour diffuser ces idées hostiles aux Tutsi. C'est surtout la dernière idée—que les Hutu étaient menacés et devaient se défendre—qui a le mieux réussi à mobiliser les attaques contre les Tutsi de 1990 jusqu'à la fin du génocide. Cette idée pourrait avoir été influencée par une étude des méthodes de propagande. Parmi les documents découverts par les chercheurs de Human Rights Watch dans un bureau du gouvernement peu après le génocide, il se trouvait une série de notes polycopiées résumant des méthodes de propagande analysées et critiquées par un professeur français, Roger Mucchielli, dans un livre intitulé Psychologie de la publicité et de la propagande. L'une des méthodes décrites est de persuader les gens que l'opposant a l'intention d'utiliser la terreur contre eux; si l'on y parvient, les "honnêtes gens" prendront toutes les mesures qu'ils jugent nécessaires pour se défendre légitimement.3

 

En décembre 1990, lorsque la première attaque du FPR s'est soldée par un échec et que ses troupes ont été repoussées du Rwanda, un nouveau journal de propagande, Kangura, a publié un article mettant en garde contre le fait que le FPR avait préparé une guerre qui "ne laisserait personne vivant".4 A la fin du mois de décembre 1990, le vice-recteur et un professeur de l'université nationale ont proposé que tous les hommes adultes soient prêts à se battre en tant que force d'autodéfense afin "d'assurer la sécurité" à l'intérieur du pays si l'armée était occupée à combattre aux frontières. Cette force, ont-ils déclaré, devait recevoir un entraînement dispensé par des soldats et apprendre à se battre avec des "armes traditionnelles" car elles coûtaient moins cher que les armes à feu. Deux mois plus tard, en février 1991, un responsable national et dirigeant politique du nord-ouest a publié un pamphlet prétendant que le FPR avait planifié "un génocide, [de] l'extermination de la majorité hutue".5

 

Massacrer pour "se défendre"

En octobre 1990, deux semaines après la première attaque du FPR et alors que les envahisseurs battaient déjà en retraite, des responsables locaux et des dirigeants politiques ont incité les Hutu vivant dans la commune de Kibilira à tuer quelque 300 voisins tutsis dans le cadre d'une opération d' "autodéfense". Les responsables ont répandu la rumeur que des combattants du FPR avaient tué des Hutu dans les environs et étaient sur le point de attaquer à Kibilira. Ce massacre, à l'image de quinze autres attaques lancées par des Hutu contre des Tutsi avant avril 1994, a eu lieu loin du champ de bataille et les Hutu n'étaient confrontés à aucun danger imminent venant des combattants du FPR, et encore moins des voisins qu'ils ont attaqués.6

 

Au cours des premières années de la guerre, les troupes du FPR ont certes attaqué des civils qui vivaient à proximité de la frontière nord mais leurs attaques les plus dévastatrices à l'encontre de civils ont suivi la reprise de la guerre en avril 1994.7 Même alors, la menace venait des combattants du FPR, et non des civils tutsis ordinaires qui n'étaient pas armés et ne représentaient aucune menace pour les autres.

 

“. . . avant de fuir, ils vont d’abord massacrer les Tutsi”

Lorsque Habyarimana s'est vu forcé d'entamer des négociations avec le FPR en juillet 1992, certains officiers de l'armée ont cherché à accroître sa résistance aux pressions de l'opposition interne et des bailleurs de fonds internationaux. L'un d'eux, chef des services de renseignements militaires, a averti Habyarimana qu'accorder trop de concessions au FPR risquait de provoquer un coup d'Etat contre lui. Bien qu'un cessez-le-feu était en vigueur à l'époque, il a écrit à propos des conséquences d 'éventuelles futures avancées du FPR. Prévoyant avec une précision qui fait froid dans le dos les événements qui allaient survenir vingt mois plus tard, l'officier des services de renseignements a signalé que dans l'éventualité d'une progression du FPR, les militaires tueraient les dirigeants politiques responsables des concessions faites au FPR et que le peuple se soulèverait pour tuer les Tutsi avant qu'ils ne fuient le pays.8

 

Habyarimana et le FPR ont signé le premier protocole des Accords d'Arusha en août 1992, entamant une année caractérisée par des volte-face, Habyarimana ayant d'abord signé avant de désavouer certains des protocols des accords, jusqu'à ce qu'un règlement final soit signé un an plus tard. Entre-temps, les responsables des deux camps continuaient à recruter et entraîner des forces et à se procurer des armes. Juste un mois après l'acceptation du premier protocole, le commandant en chef des Forces Armées Rwandaises a averti les hommes placés sous son commandement que l'ennemi avait toujours l'intention de s'emparer du pouvoir et le ferait à n'importe quel prix. Soulignant qu'ils ne devaient pas faire confiance aux négociations et qu'ils devaient vraiment "comprendre le genre d'ennemi" ils devaient combattre, il a fait circuler un rapport d'une commission militaire qui avait étudié les façons de vaincre l'ennemi. Il a déclaré que les soldats devaient faire particulièrement attention aux parties du document qui définissaient et identifiaient l'ennemi et le milieu où il était recruté.9

 

“Définition de l'ennemi”

Le rapport divisait l'ennemi en deux catégories, l'ennemi principal et les partisans de l'ennemi. Il disait:

 

L’ennemi principal est le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n'a JAMAIS reconnu et NE reconnaît pas encore les réalités de la Révolution Sociale de 1959 et qui veut reconquérir le pouvoir au RWANDA par tous les moyens, y compris les armes.10

 

En définissant les partisans de l'ennemi, la commission militaire a fait montre d'une nécessaire ouverture démocratique, indiquant que les opposants politiques ne devaient pas être confondus avec l'ennemi. Mais elle a condamné les Tutsi et les Hutu qui s'opposaient à Habyarimana. A plusieurs reprises, elle a utilisé le mot "Tutsi" comme synonyme d'ennemi et elle a soutenu que les Tutsi étaient unis derrière une seule idéologie, l'hégémonie tutsie.

 

Le document déplorait la perte de la solidarité hutue, qu'elle attribuait à des machinations de l'ennemi. Il voyait en l'instauration du multipartisme un avantage pour l'ennemi et avertissait que des infiltrés avaient poussé ces nouveaux partis à appuyer le FPR. Il affirmait que les opposants détournaient « l'opinion nationale du problème ethnique vers le problème socio-économique entre les riches et les pauvres". Il disait que l'ennemi et ses partisans étaient recrutés en premier lieu parmi les Tutsi à l'intérieur et à l'extérieur du pays, les étrangers mariés à des Tutsi et les Hutu mécontents.11

 

Divulgué à la presse, le document était bien connu au Rwanda. Jamais désavoué par l'armée, il était le signe que les plus hautes autorités militaires approuvaient l'idée que l'ennemi devait être identifié aux Tutsi. Lors d'entretiens avec des tueurs ayant participé au génocide rwandais et étant passés aux aveux, un chercheur américain a découvert que trois quarts d'entre eux avaient entendu la phrase: "le Tutsi est l'ennemi" ou "le Tutsi est le seul ennemi". Selon les personnes interrogées, il s'agit de l'élément le plus important permettant de comprendre les massacres. 12

 

La progression du FPR et l'appel à l'autodéfense

Au début du mois de février 1993, le FPR a violé le cessez-le-feu et a progressé rapidement sur un vaste territoire au nord du Rwanda, se rapprochant de la capitale du pays, Kigali, suffisamment pour la menacer. Face aux fortes pressions internationales, le FPR s'est retiré sur ses positions originales et un nouveau cessez-le-feu a vu le jour. La démonstration de force militaire du FPR a sérieusement inquiété les responsables politiques et militaires rwandais, d'autant plus que les Français, dont les forces avaient aidé à stopper la progression du FPR, avaient fait savoir qu'ils ne protégeraient plus l'armée rwandaise de plus en plus démoralisée et essaieraient plutôt de faire le nécessaire pour assurer la présence d'une force de maintien de la paix des Nations Unies. Au cours de son avancée, le FPR a tué de nombreux civils et a causé le déplacement de plusieurs centaines de milliers d'autres. Grand nombre de ces déplacés se sont établis dans d'énormes campements non loin de Kigali, faisant augmenter la pression sur le gouvernement.

 

La progression du FPR avait mis en évidence la faiblesse de l'armée gouvernementale rwandaise, partagée par des rivalités internes ainsi que par des divisions en fonction des régions et des partis.13 Même avant l'avancée impressionnante du FPR, les responsables militaires et politiques qui doutaient que l'armée soit capable de protéger la nation avaient commencé à appeler à la création d'une force civile d'autodéfense pour faire office d'ultime obstacle à la victoire du FPR. Habyarimana avait lui-même épousé cette idée en mars 1993.14

 

Les notes les plus explicites concernant cette force ont été écrites par le Colonel Théoneste Bagosora dans son agenda au début 1993.15 Il précisait que les recrues de la force d'autodéfense vivraient chez elles et seraient entraînées au niveau local, soit par la police communale, soit par d'anciens soldats ou des réservistes de l'armée. Elles devaient être organisées par secteur et la coordination devait incomber aux conseillers de secteur et à la police. Dans la mesure des possibilités, certaines recrues seraient armées de Kalashnikovs ou de grenades mais il faisait remarquer que les participants devaient être entraînés pour utiliser des lances ainsi que des arcs et des flèches. Il relevait qu'il était important d'utiliser la radio efficacement et mentionnait le nom de Simon Bikindi, dont les chansons anti-Tutsi ont été fréquemment émis pour faire craindre et détester les Tutsi pendant le génocide.16

 

Rivalités entre partis et solidarité hutue

Les appels lancés au début 1993 pour la création d'une force d'autodéfense n'ont pas produit de résultat immédiat, probablement parce que les rivalités partisanes et régionales, encouragées par la formation d'une multitude de partis en 1991, étaient encore profondes. Les partis, tant ceux en faveur d'Habyarimana que ceux qui lui étaient opposés, avaient créé des milices qui recouraient à la violence l'une envers l'autre, provoquant dans certains cas des morts et des blessés graves ainsi que de considérables dommages matériels lors de leurs accrochages. Les milices attachées au parti d'Habyarimana, les Interahamwes, étaient les plus fortes, en partie parce que leurs membres avaient reçu une formation militaire et des armes à feu prodiguées par des soldats. Après mars 1992, les milices Interahamwes n'ont plus seulement été utilisées contre les partisans des autres partis politiques mais également lors d'attaques perpétrées contre les civils tutsis mentionnés plus haut.

 

Bagosora était conscient que les partis opposés à Habyarimana risquaient de se méfier de la mise sur pied de tout nouveau groupement militaire, même si son but avoué était de se défendre contre le FPR. Dans son agenda, il mentionnait qu'il était important d'éviter toute "considération partisane", en particulier lors de la distribution des armes à feu.

 

Apparemment non disposés à se joindre à l'effort d'autodéfense au début 1993, certains leaders de partis opposés à Habyarimana ont toutefois commencé à pencher en sa faveur. Choqués par l'attaque massive du FPR en f évrier 1993, ils se demandaient si le FPR visait une victoire militaire totale plutôt qu'un partage du pouvoir négocié. Pour beaucoup, ces doutes ont été confirmés par l'assassinat, à la fin octobre 1993, du président hutu récemment élu au Burundi, nation située au sud du Rwanda et comptant une population similaire de Hutu et de Tutsi. L'élection avait été saluée comme un transfert de pouvoir pacifique entre l'élite militaire dominante tutsie et un Hutu élu honnêtement—le premier au poste de président au Burundi. Son assassinat par un groupe d'officiers tutsis a scandalisé beaucoup de Hutu du Rwanda. Les propagandistes, notamment ceux qui opéraient sur les ondes de la nouvelle Radio Télévision des Mille Collines (Radio RTLM), ont affirmé que des soldats tutsis du FPR avaient été impliqués dans le coup d'Etat et qu'ils assassineraient aussi tout président hutu librement élu au Rwanda.

 

L'assassinat du président burundais a persuadé plusieurs importants leaders politiques hutus de s'aligner sur les forces appuyant Habyarimana. Des partis une fois solidaires contre Habyarimana se sont divisés et la majorité de leurs membres ont choisi le camp du président. Lors d'un rassemblement politique à la mémoire du président burundais assassiné, les partisans de toujours du camp présidentiel et les nouveaux affiliés se sont ralliés au cri de "Hutu Power", une déclaration de loyauté politique, manifestement fondée sur l'appartenance ethnique.

 

Les signes annonciateurs de la guerre

Les Accords finaux d'Arusha, signés en août 1993, appelaient à la mise en place d'un nouveau gouvernement de transition, incluant le FPR, pour gouverner jusqu'à ce que des élections puissent avoir lieu. Mais les mois passaient sans qu'un nouveau gouvernement ne voit le jour. Les retards étaient à imputer tour à tour à chacun des camps, chacun cherchant à tenir compte des configurations politiques qui évoluaient rapidement. A la fin de l'année 1993, il était clair que chaque camp se préparait aussi à reprendre le combat.17

 

La force de maintien de la paix des Nations Unies, la Mission d'Assistance des Nations Unies au Rwanda (MINUAR), prévue par les Accords, est arrivée à la fin 1993, des mois après la date prévue. Bien que l'ONU se soit vite rendu compte que la situation politique et militaire était précaire, les efforts du commandant de la MINUAR pour obtenir l'autorisation d'agir plus énergiquement face à la menace de violence ont généralement essuyé des rebuffades.

 

Le FPR, autorisé aux termes de l'Accord d'Arusha à déployer 600 de ses soldats dans la ville de Kigali, a introduit clandestinement plus de troupes et plus d'armes. Reconnu comme une partie légitime en vertu des Accords, le FPR a également vu s'accroître le soutien qu'il recevait du public; les adhérents qui craignaient auparavant de reconnaître leur allégeance ont ouvertement affiché leur tendance et d'autres se sont joints à eux pour la première fois. Des jeunes se sont rendus aux quartiers généraux du FPR à Kigali ou dans sa base située dans le nord du Rwanda pour recevoir une formation politique. Ils ont également appris à manipuler des armes à feu et certains ont reçu des armes à emporter avec eux "pour se protéger", surtout après février 1994, lorsque les tensions étaient vives. Ils sont rentrés chez eux et ont alors cherché à recruter de nouveaux membres pour le FPR. Par ailleurs, d'autres jeunes étaient recrutés et entraînés comme militaires pour augmenter les forces combattantes du mouvement.18

 

L'armée rwandaise a tenté d'introduire de nouveaux stocks d'armes (bien que dans un cas, les casques bleus de l'ONU soient parvenus à empêcher la livraison). Mais les préparatifs des responsables militaires semblent s'être axés davantage sur les milices et les civils que sur les troupes régulières. Après que les Interahamwes eurent recruté des centaines de nouveaux membres, les soldats les ont entraînés dans des camps militaires. Les responsables militaires ont également fourni des armes à feu aux autorités civiles et aux leaders des partis politiques qui les ont remises aux milices et à des civils ordinaires triés sur le volet. Pendant ce temps, les propagandistes ont lancé des attaques au vitriol de plus en plus virulentes contre les Tutsi, annonçant leur extermination, ainsi que contre les leaders politiques hutus qui refusaient de se rallier au Hutu Power.

 

Le document relatif à “l'organisation de l'autodéfense civile”

Outre la préparation des milices en tant que force de frappe de plus en plus efficace, les responsables politiques et militaires affiliés à Habyarimana sont passés à la mise en place de la force d'autodéfense envisagée depuis longtemps. Le Hutu Power ayant gommé ou tout au moins minimisé les rivalités partisanes d'antan, une telle force devenait possible. Une semaine après le rassemblement du Hutu Power fin octobre 1993, une commission composée d'officiers de l'armée rwandaise s'est réunie pour organiser le programme. Exactement comme Bagosora l'avait prévu au début 1993, ils ont reconnu le besoin de distribuer les armes à feu d'une manière permettant d' "éviter les soupçons dans les différentes couches de la population et dans les partis politiques". 19

 

Au début de l'année 1994, les planificateurs se sont à nouveau réunis et ont produit un document intitulé "Organisation de l'autodéfense civile". Il n'était ni daté ni signé mais son authenticité a été établie par Jean Kambanda, premier ministre du gouvernement intérimaire pendant le génocide. Les enquêteurs du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ont saisi le document lorsqu'ils ont arrêté Kambanda en 1997. Dans une déclaration faite à la Chambre d'Appel du TIPR, Kambanda a identifié le document, disant qu'il était considéré comme hautement confidentiel et qu'il avait été rédigé avant avril 1994. En analysant son contenu et en le comparant à d'autres documents et à des déclarations de témoins, il semble que le document date de la mi-février ou au plus tard de mars 1994.

 

Il est important de voir qui devait participer au programme planifié, la structure organisationnelle proposée, les armes demandées et la description des groupes visés par les activités de la force. Après une explication anodine du besoin d'organiser la population afin de gérer la criminalité et le vandalisme, le document parle alors de la nécessité d'une "résistance populaire" dans l'éventualité d'une reprise des combats. Il précise qu'une telle résistance doit être dirigée par des membres des forces armées (notamment des policiers nationaux, des soldats à la retraite et des réservistes, en particulier ceux qui vivent dans des zones civiles plutôt que dans des camps militaires) ainsi que par des partisans des partis politiques qui « défendent le principe de la république et la démocratie ». Au moment du génocide et pendant sa perpétration, cette dernière phrase a fini par désigner les partis du Hutu Power. Le plan, à mettre en œuvre sous la présidence générale du ministre de l'intérieur et du ministre de la défense, créait une hiérarchie complexe d'organes et de comités chargés de coordonner les acteurs militaires, administratifs et politiques. Il assignait une variété de tâches à tous les niveaux, de la présidence aux états-major de l’armée et de la gendarmerie, jusqu'au niveau administratif mais il omettait, de façon surprenante, d'attribuer une tâche au premier ministre. Au cours des mois ayant précédé avril 1994, le premier ministre, Agathe Uwiliyigiyimana, ne comptait pas parmi les partisans du Hutu Power et donc, en dépit de sa fonction, de son appartenance ethnique (hutue) et de son importance politique, elle n'a pas été incluse dans le plan de défense de la nation. De même, parmi les quatre bourgmestres de la ville de Kigali, seul l'un d'entre eux n'a pas été impliqué dans la mise en œuvre du plan: lui aussi était hutu mais il n'était pas partisan du Hutu Power. Ces deux personnages, comme d’autres opposés à Habyarimana, ont été classées parmi les « complices » et des ennemis par les leaders du Hutu Power.

 

Les participants devaient diriger la population pour se défendre contre le FPR, protéger les biens publics, obtenir des informations sur la présence de l'ennemi au niveau local, dénoncer les "infiltrés" et les "complices" de l'ennemi, fournir des informations aux forces armées et contrer toute action de l'ennemi jusqu'à l'arrivée des forces armées. Dans une analyse détaillée des besoins par commune, le plan appelait à fournir aux participants 4.995 armes à feu et 499.500 balles. Il mentionnait également le besoin de disposer "d'armes traditionnelles" (arcs et flèches, lances), comme l'avait prédit Bagosora un an auparavant, et disait que les gens devaient être encouragés à obtenir ces armes par eux-mêmes.

 

Le programme prévoyait de se défendre contre les combattants du FPR « en uniforme ou déguisé" et ses "complices", termes si vagues qu'ils pouvaient facilement être interprétés comme désignant aussi les civils tutsis.20

 

Lettres datant de la fin mars 1994

Le 29 mars 1994, des officiers de l'armée se sont à nouveau réunis pour planifier la "défense des quartiers de Kigali [et] la traque et neutralisation d'infiltrés dans différents secteurs de la ville". Dans un rapport de la rencontre destiné au ministre de la défense, le chef d'état-major, en la personne du Colonel Nsabimana, précisait que les soldats vivant en dehors des camps militaires dans des secteurs civils de la ville ainsi que les anciens soldats commanderaient les recrues, lesquelles devaient être des "civils dignes de confiance". Des groupes devaient être organisés au sein des unités administratives avec, à leur tête, des soldats travaillant étroitement avec les autorités administratives. Il signalait que les ministres de la défense et de l'intérieur devaient être contactés pour obtenir les armes à feu nécessaires pour les civils. Le commandant responsable des opérations dans la ville, présent lors de la réunion, a indiqué que certains secteurs de la ville étaient déjà organisés et attendaient des armes et autres fournitures. Il a été signalé que d'autres initiatives d'autodéfense civile étaient en cours dans des zones à l'extérieur de la ville et devaient se poursuivre en collaboration avec les autorités administratives. Etant donné la pénurie d'armes à feu, il a été suggéré que les bourgmestres apprennent aux gens à se servir des armes traditionnelles, notamment des épées, des lances, des arcs et des flèches ainsi que des machettes. Le commandant des opérations dans la ville a été prié de préparer rapidement des listes de membres des forces armées vivant dans les zones résidentielles et on a demandé au préfet de fournir dans les plus brefs délais des informations similaires concernant les réservistes et les civils dignes de confiance.21

 

Le lendemain, le préfet de la ville de Kigali a envoyé au chef d'état-major une liste de plusieurs centaines de réservistes et autres (probablement des civils) choisis pour la défense civile. Leurs noms étaient classés par cellule, secteur et commune, les unités administratives habituelles.22

 



[3] Human Rights Watch et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, Aucun témoin ne doit survivre : Le génocide au Rwanda (Paris : Karthala, 1999), p 83.

[4] Ibid.p. 97.

[5] Association des Femmes Parlementaires pour la Défense des Droits de la Mere et de l’Enfant en collaboration avec Dr. Mugesera Léon, “Toute la Verité sur la Guerre d’Octobre 1990 au Rwanda,” Kigali: février 1991, p. 5.

[6]Human Rights Watch/FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, p. 107.

[7] Ibid, pp. 817-853, passim.

[8] Anatole Nsengiyumva , Lt. Col. BEMS, G 2 EM AR , Note au Chef EM AR, Kigali, 27 juillet 1992. Objet: Etat d’esprit des militaires et de la population civile. The Linda Melvern Rwanda Genocide archive, The Hugh Owen Library, University of Wales.

[9] Déogratias Nsabimana, Colonel BEM, Chef EM AR [chef de l’état-major de l’armée], à Liste A, 21 septembre 1992.

[10] Définition et Identification de l’ENI [Ennemi]” document attaché à la lettre de Nsabimana à Liste A, 21 septembre 1992.

[11]Ibid.

[12]Scott Straus, The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda (Ithaca: Cornell University Press, à paraître), chapitre 6.

[13]Avec le multipartisme, il était interdit aux militaires de participer aux partis politiques, mais beaucoup avaient des tendances politiques et certains les manifestaient ouvertement.

[14] Commandant Tango Mike à Monsieur le Président de la République Rwandaise, 20 janvier 1993.

[15] Pendant les heures qui ont suivi l’attentat contre l’avion du président Habyarimana en avril 1994, le colonel Bagosora allait prendre en charge la situation militaire et politique. Il est actuellement jugé du chef de génocide devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR).

[16]Agenda, Banque de Kigali, 1993. Le nom et numéro de téléphone du colonel Bagosora se trouvent à l’intérieur de la couverture.

 

 

[17]Human Rights Watch/FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, p. 169-200.

 

[18]Ibid., pp. 214-215.

[19] Commandement des Forces Armées Rwandaises en Exil, “Contribution des FAR à la Recherche de la Verité sur le Drame Rwandais, 1995, Chapitre V, L’Auto-Défense Populaire.”

[20] Document polycopié, “Organisation de l’Auto-Défense Civile.”

[21]Déogratias Nsabimana, Général-Major, Chef EM AR, au ministre de la défense, No. 0599/G3.9.2, Kigali, 30 mars 1994. The Linda Melvern Genocide Archive, The Hugh Owen Library, University of Wales.

[22]Le Prefet de Prefecture de la Ville de Kigali, Renzaho Tharcisse, Col. I.G., à Monsieur le Chef d’Etat-Major de l’Armée Rwandaise, no. 14/04.07, Kigali, 30 mars 1994. The Linda Melvern Genocide Archive, The Hugh Owen Library, University of Wales.


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