Rapports de Human Rights Watch

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Incapacité à contrôler l’armée : Abus contre des civils et une menace pour les élections

 

L’intégration militaire étant inachevée, les anciennes forces belligérantes restent hostiles au processus de transition et chacune garde sa propre chaîne de commandement parallèle à la structure officielle des FARDC. Certaines engagent occasionnellement le combat contre les autres. Cette situation entraîne des abus continuels contre des civils et crée des risques pour les prochaines élections. Dans des conditions d’insécurité, les électeurs peuvent hésiter à se rendre aux urnes ou ils pourraient être influencés dans leur vote par la pression de groupes armés. Des élections tenues sous la menace de violences potentielles de la part de forces insatisfaites des résultats ne peuvent pas être considérées comme libres et équitables.

 

Les conflits entre unités militaires ont été plus fréquents dans le Nord et le Sud Kivu où les divisions entre soldats reflètent souvent les divisions ethniques locales : les soldats des anciens RCD-Goma sont souvent soutenus par les Congolais Tutsi (et parfois par les Congolais Hutu) et les soldats d’autres unités sont plus généralement soutenus par les Congolais d’autres groupes ethniques.

En décembre 2004, certains soldats des anciennes forces RCD-Goma, supposées faire partie des FARDC, ont engagé le combat contre d’autres troupes des FARDC dans le Nord Kivu. Les deux côtés ont attaqué des civils, tuant délibérément plus d’une centaine de personnes et blessant et violant beaucoup d’autres.15 Illustrant un rejet constant de l’autorité militaire centrale, plus d’un millier de soldats de la 12ème brigade des anciennes RCD-Goma ont déserté l’armée nationale et ont gagné le territoire Masisi le 11 septembre 2005.16 Les forces de maintien de la paix de la MONUC ont réussi à arrêter certains des déserteurs et beaucoup d’autres se sont enfui, mais on évalue entre six cents et mille de plus ceux qui ont poursuivi vers les régions écartées où certains d’entre eux ont pu rallier Laurent Nkunda, un ancien général des forces RCD-Goma qui a menacé de déclencher une nouvelle rébellion contre le gouvernement.17 Au cours d’un autre incident le 16 septembre, des soldats des FARDC anciens combattants des RCD-Goma se sont fâchés lorsque des civils du territoire de Rutshuru ont montré leur satisfaction que les troupes de cette faction soient retirées de la région. Ils ont tiré sur une foule de civils, tuant trois garçons de dix, quinze et dix-huit ans.18

Dans le Sud Kivu, début novembre, d’anciennes unités des RCD-Goma appartenant aux FARDC se sont battues contre d’autres unités des FARDC loyales aux forces combattantes populaires Mai Mai. Trois civils au moins ont été tués au cours du combat et des centaines d’habitants se sont enfuis au Burundi.19

 

En novembre, des unités des FARDC ont aussi attaqué des groupes Mai Mai dans le Katanga central qui étaient opposées au gouvernement de transition et responsables de terroriser la population locale. Des groupes religieux locaux rapportent que plus de soixante mille personnes ont fui leurs maisons à la suite de l’opération militaire.20 Une opération antérieure à la fin de l’année 2004 par les troupes des FARDC dans la zone minière de Kilwa au Katanga a abouti au massacre d’une centaine de personnes, dont au moins vingt-huit ont été sommairement exécutées.21 L’un des chefs des FARDC responsable de l’opération a été arrêté par la suite, mais il n’a pas encore été traduit en justice.

 

Intégration des FARDC retardée

Le gouvernement prévoyait d’avoir dix-huit brigades intégrées prêtes à assurer la sécurité avant les élections, mais comme l’a déclaré un observateur international à un enquêteur de Human Rights Watch, “ce sera un miracle si l’intégration militaire finit seulement par avoir lieu.”22 Face aux difficultés croissantes, le gouvernement a réduit le nombre total des brigades intégrées à constituer de dix-huit à douze, dont seulement six avaient été créées au début du mois de décembre. Le premier groupe de soldats présentés pour être intégrés en comptait environ quatorze mille, soit cinq mille de moins que prévu23 et leur nombre a encore diminué avec les désertions et les décès (voir ci-dessous). La situation pour le groupe suivant était encore pire. Sur les trente-deux mille soldats prévus pour être présentés soit à la démobilisation, soit à l’intégration dans de nouvelles unités, seulement six mille étaient parvenus à divers centres d’intégration à la fin septembre. Beaucoup d’entre eux étaient malades ou handicapés ou sans formation ni expérience. Aucun de ces soldats n’apportait avec lui d’arme lourde.

 

Le gouvernement affirme avoir ordonné aux cadres de commandement de l’armée d’envoyer leurs soldats pour qu’ils soient intégrés mais certains observateurs étrangers sont sceptiques. Un expert militaire a remarqué, “Ces ordres écrits sont juste pour montrer aux diplomates qu’ils font quelque chose, mais les ordres ne sont pas transmis aux chefs sur le terrain ou, s’ils le sont, ont leur dit explicitement [aux chefs] de les ignorer.”24 Le groupe le plus notable n’ayant pas encore été envoyé pour l’intégration militaire est celui du Groupe Spécial de la Sécurité Présidentielle du Président Kabila (GSSP), une unité de dix mille à quinze mille soldats surtout du Nord Katanga, actuellement déployée à Kinshasa et dans d’autres villes comme Lubumbashi, Kisangani, Kindu et Bukavu. Les observateurs militaires étrangers ont conclu que non seulement Kabila mais aussi d’autres dirigeants politiques gardent en réserve leurs meilleurs soldats et leurs armes les plus importantes, peut-être pour les utiliser si les résultats des élections ne les satisfaisaient pas. 25

 

Réticents pour engager leurs soldats à intégrer les rangs de l’armée, les politiciens et les dirigeants militaires ont été prompts à tirer des bénéfices personnels des sommes importantes fournies par la communauté internationale pour le processus. Comme l’a déclaré un des officiers de la MONUC à un enquêteur de Human Rights Watch : “L’intégration dans l’armée est une industrie et les Congolais sont devenus très forts pour en tirer de l’argent.”26 Le Vice Président Ruberwa a admis que 25 pour cent de l’argent destiné au paiement des salaires chaque mois était détournés;27 d’autres personnes estiment que la proportion est beaucoup plus élevée.28 Dans certains cas, des officiers militaires ont escroqué le gouvernement en élargissant fortement les rangs sous leurs commandements grâce à des “soldats fantômes” ou des soldats inexistants. Le parlementaire Christophe Lutundula, qui est aussi le président d’un comité parlementaire qui examine les contrats financiers signés pendant les années de guerre, a affirmé que 30 millions de dollars du budget pour la défense du Kivu avaient été détournés.29 D’autres ont prétendu que le Président Kabila avait essayé de profiter des fonds des donateurs en nommant un membre de sa famille à un poste financier clef au sein de la commission gérant le processus de désarmement, bien que cette tentative ait finalement été déjouée par les donateurs.30

 

Suite à la corruption et aux détournements, les soldats ne reçoivent leurs salaires que de façon irrégulière et ils manquent souvent de nourriture, de médicaments et d’équipement. Dans la ville de Beni, par exemple, nombre de soldats nouvellement intégrés sont morts du choléra aux mois d’août et septembre à cause des mauvaises installations sanitaires et du manque de soins médicaux appropriés.31 Les soldats qui sont mal payés ou pas payés du tout manquent souvent de discipline. En Equateur, des soldats mal payés se sont déchaînés en juillet 2005, tuant, violant et volant des civils.32 A Walikali dans l’Est de la RDC, un bataillon a déserté l’armée nationale après qu’ils n’aient pas reçu leurs salaires à la mi-2005, même si les forces indiennes de la MONUC ont réussi à convaincre environ trois cents d’entre eux de réintégrer leur base.33 Certains soldats ont considéré le début des inscriptions électorales comme une chance d’obtenir quelques fonds supplémentaires. Ils ont commencé à harceler à travers tout le pays les citoyens qui n’avaient pas encore leur carte d’électeur, leur extorquant de l’argent et dans certains cas frappant leurs victimes.34

 

Autres groupes rebelles

Depuis le début de l’année 2005, les forces des FARDC, soutenues par les forces de maintien de la paix de la MONUC de plus en plus actives, ont affaibli certains des groupes armés qui ont semé le trouble dans l’Est du Congo pendant des années, mais elles n’ont pas encore éradiqué toutes les poches d’insécurité.

 

Sous la pression des forces des FARDC et de la MONUC, plus de quinze mille membres de groupes armés en Ituri ont accepté de déposer leurs armes en mars et avril 2005, mais d’autres qui refusaient de le faire ont intensifié leurs attaques contre les forces de maintien de la paix de la MONUC et contre les soldats du gouvernement. Des combattants refusant de déposer les armes ont pris le contrôle de zones proches des villes de Boga, Kilo et Nioka entre août et novembre, forçant des milliers de civils à abandonner leurs maisons.

 

Plus récemment, des soldats des FARDC appuyés par les forces de maintien de la paix de la MONUC ont lancé des opérations contre des groupes de combattants, dont beaucoup d’origine rwandaise, tant au Nord qu’au Sud Kivu. Les rebelles rwandais connus sous le nom de Forces Démocratique de la Libération du Rwanda (FDLR) et un groupe dissident des FDLR se faisant appeler les “Rastas” ont continué à commettre des abus contre des civils, tels que des meurtres délibérés, des viols et des enlèvements contre rançon. Certaines de ces attaques étaient apparemment considérées comme des représailles contre les opérations militaires antérieures des FARDC et de la MONUC. Le 9 juillet par exemple, des membres d’un groupe armé rwandais ont fait entrer des villageois dans leurs maisons puis ils y ont mis le feu, tuant plus de trente personnes. La veille, la MONUC avait attaqué un camp militaire des FDLR à seulement quelques kilomètres de là. Dans le Sud Kivu, des groupes armés ont concentré leurs abus sur les territoires de Walungu et Bunyakiri où ils ont tué, kidnappé et violé des quantités de civils. D’après un responsable de la MONUC pour les droits humains, des combattants armés ont tué cinquante civils, pour la plupart des femmes et des enfants, et ont forcé à fuir environ trois mille personnes du village de Kabingu dans le Sud Kivu à la fin du mois de juillet.35

 

Les citoyens et les employés électoraux auront des difficultés à accéder aux urnes dans cette région si les FDLR et autres groupes armés de même que les soldats gouvernementaux ne cessent pas les combats et les attaques contre les civils durant cette période.

 



[15] Voir Human Rights Watch, “Attaque contre des civils au Nord- Kivu,” Le court rapport de Human Rights Watch, Vol 17 No 9(A), 13 juillet, 2005.

[16] Ils auraient été rejoints par des soldats de la 5ème brigade des RCD-Goma et du 2eme bataillon mixte.

[17] Entretien conduit par Human Rights Watch, officier de la MONUC, Rutshuru, 10 octobre 2005.

[18] Entretien conduit par Human Rights Watch, officier de la MONUC, Goma, 18 octobre, 2005.

[19] Entretien conduit par Human Rights Watch, officier de la MONUC, Uvira, 21 novembre 2005 et officier de la FARDC, Luvungi, 26 novembre 2005.

[20] “Fighting displaces 60,000 in Katanga province, Bishop Says,” IRINnews, 23 novembre, 2005 [en ligne] http://www.irinnews.org/report.asp?ReportID=50253&SelectRegion=Great_Lakes&SelectCountry=DRC (recherché 13 décembre, 2005).

[21] Rapport de la MONUC, “Conclusions of the Special Investigation into allegations of summary executions and other violations of human rights committed by the FARDC in Kilwa, Katanga”, 15 octobre 2004.

[22] Entretien conduit par Human Rights Watch, représentant d’un gouvernement bailleur européen, Kinshasa, 3 octobre 2005.

[23] Il était prévu que l’effectif de la brigade serait de 3200 soldats mais en fait les effectifs de chaque brigade étaient beaucoup plus réduits. Présentation par le Colonel Jean Marc Tafani au bilan pour la Banque mondiale du « Programme Multi-Pays de Démobilisation et Réintégration » (MDRP), Kinshasa, 29 septembre 2005.

[24] Entretien conduit par Human Rights Watch, expert militaire belge, Kinshasa, 2 octobre 2005.

[25] Entretiens conduits par Human Rights Watch, directeur de la MONUC, Kinshasa, 30 septembre 2005 et; expert militaire étranger, Kinshasa, 2 octobre 2005.

[26] Entretien conduit par Human Rights Watch, officier de la MONUC, Kinshasa, 30 septembre 2005.

[27] International Crisis Group, “A Congo Action Plan”, document d’information politique, 19 octobre 2005.

[28] Entretien conduit par Human Rights Watch, diplomate européen, Kinshasa, 2 octobre 2005.

[29] “Politicians on notice”, Africa Confidential, Vol. 46, No. 22, 4 novembre, 2005.

[30] Entretiens conduits par Human Rights Watch, bailleur européen, Kinshasa, 30 septembre; officier de la MONUC, 2 octobre 2005 et représentant d’une ONG internationale, 3 octobre 2005.

[31] “DRC-EAST AFRICA: 236 soldiers infected with cholera’” IRIN News, 26 août 2005 [en ligne] http://www.irinnews.org/report.asp?ReportID=48784&SelectRegion=Great_Lakes&SelectCountry=DRC-EAST_AFRICA (recherché 13 décembre, 2005).

[32] “DR Congo Troops in Loot Rampage,” BBC News Online, 4 juillet 2005 [en ligne] http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/africa/4648109.stm (recherché 13 décembre, 2005).

[33] Entretien conduit par Human Rights Watch, Général G.V. Satyanarayana, Commandant la Brigade Indienne de la MONUC, Goma, 6 octobre 2005.

[34] Les chercheurs de Human Rights Watch ont entendu ce genre de compte-rendu venant de plusieurs endroits y compris Kinshasa. Ces exemples sont tires d'entretiens de Human Rights Watch, Auditeur militaire de garnison, Bunia, 26 octobre 2005 ; officier de MONUC, 21 novembre 2005 ; représentants de la société civile, Bukavu, 29 novembre 2005.

[35] Ibid; Conseil de Sécurité des Nations Unies, Nineteenth report of the Secretary-General on the United Nations Organization Mission in the Democratic Republic of the Congo, S/2005/603, 26 septembre, 2005 [en ligne] http://daccessdds.un.org/doc/UNDOC/GEN/N05/518/95/PDF/N0551895.pdf?OpenElement (recherché 13 décembre, 2005.


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