Rapport Mondial 2005

Union européenne

2004, une année décisive pour les institutions européennes, a été marquée par l'élargissement de l'Union européenne (UE) de quinze à vingt-cinq Etats membres, ainsi que par un premier accord sur un nouveau traité constitutionnel. L'explosion de plusieurs bombes dans des trains, le 11 mars 2004, à Madrid, a signé un tournant encore plus sinistre. Cet attentat, qui a fait 191 morts et des centaines de blessés, est le plus grave attentat terroriste de l'histoire de l'Europe moderne. Face à des événements aussi décisifs, l'Europe doit à présent relever le défi suivant : protéger les droits des citoyens dans une Union récemment élargie, et tenir compte de la menace terroriste tout en assurant la pérennité de la longue tradition européenne des droits de l'homme.

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Les institutions et les gouvernements européens n'ont pas été à la hauteur de ces défis, et ont au contraire continué à supprimer progressivement la protection des droits humains, en particulier ceux des  
demandeurs d'asile et des migrants. Ils ont également raté l'occasion qui leur était offerte de différencier les pratiques européennes des mauvais traitements pratiqués dans d'autres pays, puisqu'ils ont eux-mêmes eu recours à des stratégies de lutte contre le terrorisme qui violent également les droits fondamentaux, parmi lesquels l'interdiction de la torture et de la détention illimitée.  
 
Demandeurs d'asile et migrants  
Les flux migratoires vers l'UE constituent clairement des défis pour les gouvernements européens, et rares sont ceux qui remettraient en question la légitimité ou l'urgence de politiques visant à résoudre cette problématique. Mais la priorité exclusive accordée à la lutte contre l'immigration clandestine en Europe traduit l'émergence d'une attitude inquiétante, qui tend à n'accorder aucun droit aux migrants. Par conséquent, les politiques et pratiques régionales et nationales ont eu pour principal objectif de maintenir hors de l'Europe les migrants et les demandeurs d'asile. Les tragédies du 11 septembre et du 11 mars sont utilisées pour justifier ces pratiques d'exclusion. Mais le fait de cataloguer les migrants comme des terroristes ou de les considérer comme des menaces pour la sécurité nationale a abouti à la “sécurisation de l'immigration,” souvent au grave détriment des droits des migrants.  
 
Développements à l'échelon européen  
Cinq ans après le Conseil européen de Tampere, en 1999, au cours duquel les Etats membres ont décidé de faire de l'UE un “espace de liberté, de sécurité et de justice”, l'adoption, en mai 2004, de la première phase d'harmonisation de la législation en matière d'asile et d'immigration a conduit à une nouvelle érosion du droit à demander l'asile et, d'une manière plus générale, des droits des migrants. En décembre 2003, le Parlement européen (PE.) a demandé à la Cour européenne de justice (CEJ) d'examiner la légalité de la directive sur la réunification familiale, adoptée en septembre 2003. Les organisations de protection des droits humains et des droits de l'enfance s'inquiétaient, à l'instar du PE, du fait que la directive ne garantisse pas la protection de la vie familiale, inscrite dans la Convention européenne des droits de l'homme, la Charte européenne des droits fondamentaux, et la Convention des Nations unies sur les droits de l'enfant.  
 
En mars 2004, dans le cadre d'une initiative sans précédent, Human Rights Watch et d'autres groupes de protection des droits humains ont demandé instamment le retrait de la proposition de directive sur les procédures d'asile, qui a finalement été adoptée par le Conseil européen en avril 2004. Cette directive, qui restreint nettement le droit d'asile, ne garantit pas le droit des demandeurs d'asile à rester dans le pays d'accueil en attendant une décision en appel et prévoit un système de “pays d'origine sûr”. Ce système de “pays d'origine sûr” implique la rédaction d'une liste commune de pays d'origine dits sûrs, dont les ressortissants seraient soumis à une procédure d'asile accélérée, souvent si rapide que les demandeurs d'asile issus de ces pays ne pourraient bénéficier d'une audition complète et équitable de leur demande. La disposition la plus alarmante de cette directive concerne l'utilisation des concepts de “pays tiers sûr” et de “pays tiers particulièrement sûr”, qui interdirait aux personnes ayant transité par un pays tiers considéré comme “sûr” d'introduire une demande d'asile. Aux termes de cette directive, un “pays tiers sûr” est un pays ayant ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et la Convention européenne des droits de l'homme, et dont le système d'asile est opérationnel.  
 
Il faut toutefois noter un développement positif, sous la forme de la directive sur les normes minimales relatives aux conditions à remplir pour pouvoir prétendre au statut de réfugié, adoptée en avril 2004. La directive reprend la définition du “réfugié” inscrite dans la Convention de 1951 sur les réfugiés et mentionne l'obligation expresse d'accorder l'asile aux personnes couverte par cette définition. Cette directive reconnaît également que des acteurs non étatiques sont souvent des agents de persécution, ainsi que l'existence de formes de persécution spécifiques à l'encontre des enfants et des femmes. Les personnes dont le statut de réfugié n'a pas été reconnu pourront par ailleurs bénéficier d'une “protection subsidiaire”. Pourtant, les associations de protection des droits de l'homme et des réfugiés se sont dites inquiètes du fait que les personnes ayant bénéficié d'autres formes de protection ne seront pas éligibles aux mêmes prestations sociales que les réfugiés dont le statut est reconnu.  
 
Implications de l'élargissement  
Les dix nouveaux Etats membres ayant rejoint l'UE en mai 2004 – Chypre, la République tchèque, l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la Slovaquie et la Slovénie – ont été immédiatement confrontés aux difficultés liées à leur statut de pays de destination finale pour les demandeurs d'asile, alors qu'ils n'ont ni les moyens ni l'expérience nécessaires pour gérer cet afflux croissant de réfugiés. Longtemps considérés comme des pays "producteurs" de réfugiés ou pays de transit (pour les demandeurs d'asile souhaitant entrer dans l'UE), ces nouveaux Etats membres sont handicapés par des systèmes d'asile et des procédure d'immigration très peu développés, et ne disposent pas de ressources suffisantes pour relever ce défi. Des premiers rapports indiquent que les nouveaux Etats membres sont très peu nombreux à disposer de systèmes susceptibles d'offrir des procédures complètes et équitables de détermination du droit d'asile; des régimes de détention qui répondent aux normes internationales; et des politiques permettant d'assurer que nul ne peut être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté est menacée.  
 
Traitement des migrants et des demandeurs d'asile en dehors de l'UE  
Au lieu de réagir de manière appropriée aux critiques concernant l'absence de garanties des droits humains dans le processus d'harmonisation ou la nécessité d'introduire de telles protections dans les nouveaux Etats membres, des Etats membres clés ont fait ressurgir l'idée jusqu'alors discréditée d'un traitement des demandes d'asile en dehors de l'UE. En août 2004, Rocco Buttiglione, à l'époque pressenti pour occuper le poste de commissaire européen en charge de la direction générale de la justice, de la liberté et de la sécurité, avait soutenu avec enthousiasme une proposition allemande visant à ouvrir des centres de détention en Afrique du Nord, en vue du traitement des demandes d'asile, l'objectif étant de  
sécuriser l'Union européenne récemment élargie. Si la désignation de M. Buttiglione a finalement été rejetée, les propositions en vue du traitement des demandeurs d'asile et des migrants en dehors du territoire de l'Union se sont multipliées.  
 
Cette dynamique est quelque peu contraire à l'intuition, vu la réaction négative de l'Allemagne et des institutions clés de l'UE à une proposition similaire soumise par le Royaume-Uni au début 2003. En mars 2004, le Comité du Parlement européen sur les libertés et les droits des citoyens a déclaré craindre que ces centres extraterritoriaux ne violent le droit à demander l'asile et ne déplacent la responsabilité de l'examen des demandes des migrants et des demandeurs d'asile vers les pays en développement, dont les ressources sont limitées et qui affichent de tristes résultats en matière de droits de l'homme. Le Comité du PE a ainsi déclaré que ces centres de traitement porteraient atteinte à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et à la Convention européenne des droits de l'homme, ainsi qu'à l'idée du partage des responsabilités.  
 
L'idée d'un traitement extraterritorial des demandes est toutefois toujours présente. En 2004, il est apparu que l'UE avait décidé d'adopter une approche plus graduelle vers la mise en place de centres de détention "off-shore", tenant ainsi compte de l'opposition aux précédentes propositions du Royaume-Uni dans ce domaine. Au même moment, l'UE se lançait dans un projet de rapprochement avec des pays d'accueil potentiels, parmi lesquels la Libye, qui s'est concrétisé par la conclusion d'accords bilatéraux, en août 2004. Ces accords mettent l'accent sur la lutte contre la migration clandestine en provenance de la Libye en direction de l'Italie et l'UE. Par ailleurs, l'UE acceptait, en octobre 2004, de lever l'embargo sur les livraisons d'armes à la Libye, décrété huit ans plus tôt.  
 
En octobre de la même année, l'Italie expulsait plusieurs centaines de réfugiés vers la Libye, sans même avoir examiné de manière appropriée leur demande d'asile et sans qu'ils aient eu accès à des procédures d'asile équitables. Ces réfugiés auraient été placés dans des camps de détention en Libye. Il faut savoir que la Libye n'a pas ratifié la Convention de 1951 sur les réfugiés, et qu'elle n'a pas non plus signé un accord de coopération en vue d'une relation officielle avec le Haut-commissaire des Nations unies aux réfugiés (HCNUR). Elle n'a pas davantage mis en place un système d'asile respectant les normes internationales dans ce domaine. Outre le "passif" de la Libye en matière de respect des droits humains de ses propres citoyens, des rapports sur le traitement réservé aux migrants et aux demandeurs d'asile suscitent certaines inquiétudes quant à l'opportunité d'installer dans ce pays des centres de traitement.  
 
Le ministère allemand de l'Intérieur a également joué un rôle actif en soutenant la réémergence de l'idée de centres de traitement extraterritoriaux, sans avoir toutefois rendues publiques ses propositions concrètes. Alors que la France, l'Espagne, et la Suède rejetaient de telles propositions, appelant à la “prudence absolue” et au “respect des droits humains des réfugiés,” le Conseil européen informel "Justice et Affaires intérieures", examinait, en octobre 2004, cinq projets pilotes soumis par la Commission en vue d'améliorer les systèmes d'immigration et d'asile en Libye, en Tunisie, en Algérie, au Maroc, et en Mauritanie.  
 
Rôle de l'Organisation internationale pour les migrations  
Les activités de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), une organisation intergouvernementale indépendante, n'ayant aucune responsabilité officielle dans le domaine de la protection des droits humains ou des réfugiés, ont fait l'objet d'une attention accrue en 2003-2004. Alors que le mandat de l'organisation stipule que l'OIM accorde aux gouvernements et aux migrants une aide aux seuls retours volontaires, une enquête de Human Rights Watch a révélé que sur le terrain, certaines activités de l'OIM ont fait courir à des migrants le risque de retourner vers des régions où ils font l'objet de persécutions. Human Rights Watch s'inquiète également du rôle joué par l'OIM, qui a convoqué le Dialogue 5+5 du Forum de la Méditerranée occidentale et de l'accent mis par ce forum sur la lutte contre l'immigration clandestine. En septembre 2004, l'OIM a détaché une équipe technique spéciale en Libye, chargée de s'entretenir avec le gouvernement sur la gestion de l'immigration clandestine. Le moment choisi pour cette visite - juste après les propositions en vue de l'établissement de centres de détention extraterritoriaux pour le traitement des demandeurs d'asile dans les pays d'Afrique du Nord - fait craindre que l'OIM puisse jouer un rôle en conseillant la Libye et l'UE sur la mise en place et la gestion futures de ces centres.  
 
Développements à l'échelon des Etats membres  
Aux Pays-Bas, la politique et les pratiques en matière d'asile, associées à un programme agressif de retour des demandeurs d'asile déboutés, ont suscité de très vives inquiétudes en 2003-2004. Certaines pratiques sont jugées particulièrement préoccupantes, parmi lesquelles l'utilisation d'une procédure accélérée (quarante-huit heures) d'examen des demandes d'asile ("procédure AC"); le traitement inapproprié des enfants de migrants et de demandeurs d'asile; les restrictions du droit des demandeurs d'asile à une aide matérielle de base, comme la nourriture et le logement; et des propositions en vue du retour massif de demandeurs d'asile déboutés, parfois en violation des normes internationales. La procédure AC est régulièrement utilisée pour traiter – et rejeter –environ 60 pour cent des demandes d'asile. La brièveté de la procédure prive pratiquement les demandeurs de la possibilité de documenter de manière appropriée leur besoin de protection. Elle ne leur laisse pas la possibilité de bénéficier de conseils juridiques judicieux. En outre, les possibilités d'interjeter appel sont très limitées. A ce jour, aucun changement mesurable n'a été apporté à cette procédure pour garantir aux demandeurs d'asile l'examen complet et juste de leur demande.  
 
Dans le contexte de ces politiques d'asile particulièrement restrictives, l'année dernière a été marquée par l'augmentation, très préoccupante à nos yeux, des retours de migrants vers les pays où les demandeurs d'asile déboutés font l'objet de persécutions, ou courent un risque réel de torture ou de mauvais traitements. Au début 2004 par exemple, le gouvernement néerlandais a présenté des propositions qui privent les demandeurs d'asile déboutés d'une aide sociale à l'échelon de la communauté et qui visent à les placer dans des centres spéciaux, avant leur retour “volontaire” – ou dans des centres de détention, en attendant leur refoulement forcé. Des milliers de demandeurs d'asile déboutés seraient ainsi menacés d'un retour forcé dans les années à venir, et parmi ceux-ci, des personnes issues de pays dont les conflits menacent leur sécurité, comme des Tchétchènes, des Afghans, des Libériens, certains Somalis, et certains habitants du nord de l'Irak.  
 
En février 2004, Human Rights Watch a dénoncé publiquement le projet de retour du gouvernement néerlandais, avançant qu'il s'agissait là d'une nouvelle violation de l'engagement des Pays-Bas à garantir le droit de demander l'asile et le principe non-refoulement. Selon Human Rights Watch, ce projet reflète en outre une tendance persistante et inquiétante de la part des autorités néerlandaises à déroger aux normes internationales en matière de traitement des demandeurs d'asile et des migrants  
 
Mesures de lutte contre le terrorisme  
Le climat de peur engendré par les attentats perpétrés le 11 septembre aux Etats-Unis, et exacerbé par les explosions de bombes à Madrid, en mars 2004, a abouti à l'adoption de lois et de politiques européennes et nationales de lutte contre le terrorisme, qui autorisent la détention illimitée d'étrangers soupçonnés d'activités terroristes; des périodes plus longues de détention au secret; et l'érosion de l'interdiction absolue de la torture, y compris l'utilisation de preuves obtenues sous la torture et le recours croissant aux “assurances diplomatiques” pour justifier le retour de présumés terroristes vers des pays où ils sont confrontés à un risque réel de torture ou de mauvais traitements.  
 
Détention illimitée  
Les attentats du 11 septembre ont conduit le Royaume-Uni à adopter une loi sur les mesures antiterroristes, la criminalité et la sécurité (Anti-Terrorism, Crime and Security Act -ATCSA), qui autorise la détention illimitée d'étrangers soupçonnés de terrorisme. En vue de mettre en place un tel régime de détention, le Royaume-Uni a dû suspendre (déroger à ) certaines de ses obligations en matière de droits humains en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme et de la Convention internationale sur les droits civils et politiques (ICCPR) en déclarant officiellement “une urgence publique menaçant la vie de la nation.” Le Royaume-Uni est le seul pays membre du Conseil de l'Europe et des Nations unies à déclarer une telle urgence et à affirmer que la menace internationale du terrorisme exige l'abandon d'une de ses obligations clés en matière de droits humains – l'interdiction de la détention illimitée sans chef d'inculpation ou jugement.  
 
En vertu de l'ATCSA, le Home Secretary peut déclarer un ressortissant étranger “terroriste international présumé” s'il a de “bonnes raisons de supposer ” que cette personne menace la sécurité nationale et s'il “soupçonne” que cette personne est un terroriste international ou qu'il a des liens avec un groupe terroriste international. Cette déclaration repose sur des preuves secrètes. Les détenus peuvent contester leur détention devant une Commission d'appel spéciale pour l'immigration (Special Immigration Appeals Commission -SIAC), un tribunal dont les garanties procédurales sont limitées, de même que la norme de la preuve. Les détenus se voient assigner un avocat ayant reçu un certificat de sécurité, connu sous le nom d' “avocat spécial.” Les preuves classées secrètes sont entendues "à huis clos", en présence de l'avocat spécial. Les détenus, et l'avocat de leur choix, ne peuvent participer à ces auditions, et les contacts entre les avocats spéciaux et les détenus sont limités.  
 
Au total, dix-sept hommes ont été placés en détention en vertu du dispositif de l'ATCSA. A ce jour, onze d'entre eux sont toujours en détention, en l'absence de jugement ou de chef d'accusation. Le traitement de ces détenus "ATCSA", dans des prisons britanniques de haute sécurité, peut faire craindre qu'ils aient fait l'objet de pratiques cruelles, inhumaines ou dégradantes. Les détenus se sont plaints de périodes d'isolement prolongées; d'un manque d'accès aux soins de santé, à leurs pratiques religieuses et aux services d'éducation; de manque d'exercice; d'obstacles aux visites de la famille et des amis, et de traumatismes psychologiques liés au fait que la date de leur libération est inconnue.  
 
Des tribunaux britanniques ont critiqué et attaqué ce régime de détention illimitée. Deux commissions parlementaires britanniques— le Privy Council Review Committee (connu sous le nom de “Comité Newton ”, ou Comité des Conseillers privés ) et la Commission conjointe des droits de l'homme (Joint Committee on Human Rights - JCHR ) —ont appelé à l'annulation urgente des mesures prévoyant la détention illimitée. En octobre 2002, interpellée sur le caractère discriminatoire du régime de détention illimitée à l'égard des ressortissants étrangers, la Cour d'appel britannique a déclaré que la détention illimitée était compatible avec la législation britannique et le droit international. En octobre 2004, un jury de neuf juges spécialement convoqués par la Chambre des Lords a entendu un appel sur la légalité de la dérogation et la compatibilité de la législation avec d'autres obligations en matière de droits humains auxquelles la Grande-Bretagne n'a pas dérogé. La décision est en attente.  
 
Détention au secret  
En Espagne, la détention prolongée de présumés terroristes d'origine étrangère a également suscité de vives inquiétudes quant à des violations de procédures et autres, dans le cadre d'un régime de détention spécial. Le Code espagnol de procédure criminelle (Ley de Enjuiciamiento Criminal) autorise jusqu'à 13 jours de détention au secret, des restrictions du droit aux conseils d'un avocat, une détention préventive de quatre ans maximum, et le secret des procédures légales (causa secreta). Les procédures régissant la détention d'agents présumés d'al-Qaeda arrêtés en Espagne depuis le 11 septembre, entre autres, ont été déclarés secrètes par la Audiencia Nacional, un tribunal spécial compétent pour les affaires de terrorisme. L'imposition du secret peut empêcher la défense d'avoir accès aux preuves du ministère public – à l'exception des informations contenues dans le mandat de détention initial – pendant la plus grande partie de la phase d'instruction. Human Rights Watch a fait part de manière détaillée de ses inquiétudes concernant le régime espagnol de lutte contre le terrorisme, dans un rapport publié en décembre 2004, intitulé Setting An Example? – Counterterrorism Measures in Spain. ("Un exemple ? –Les mesures de lutte contre le terrorisme en Espagne"). Un grand nombre de ces inquiétudes ont été relayées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumaines ou dégradants (CPT), et le Rapporteur spécial des NU sur la torture.  
 
Preuves extorquées sous la torture  
En août 2004, la deuxième plus grande Cour britannique déclarait que les preuves obtenues sous la torture dans des pays tiers pouvaient être utilisées dans des affaires spécifiques de terrorisme. La Cour d'appel a affirmé que le gouvernement britannique pouvait utiliser les preuves extorquées sous la torture pour autant que le Royaume-Uni n'ait ni procédé ni participé comme complice à la torture. Ces preuves peuvent être utilisées pour établir la culpabilité d'étrangers présumés terroristes, et lors des appels, devant la SIAC, contre une détention illimitée. La décision du tribunal est contraire à l'interdiction globale de la torture. L'article 15 de la Convention contre la torture interdit explicitement l'examen de preuves obtenues sous la torture dans le cadre de toute poursuite. La Chambre des Lords a été saisie pour réexaminer en appel la question de l'utilisation de preuves obtenues sous la torture.  
 
Les assurances diplomatiques ne protègent pas contre la torture  
Les gouvernements européens ont également contribué à l'érosion de l'interdiction de la torture, en ayant recours aux “ assurances diplomatiques ” pour renvoyer des personnes soupçonnées de terrorisme et des étrangers catalogués comme des menaces pour la sécurité nationale vers des pays où ils risquent la torture ou de mauvais traitements. Les assurances diplomatiques sont des garanties officielles de la part du gouvernement du pays de retour, qui s'engage à protéger une personne contre la torture dès son retour au pays. En vertu du droit international, l'interdiction absolue de la torture inclut l'obligation de ne pas envoyer une personne vers un pays où elle risque de subir des tortures ou des mauvais traitements. Les travaux de recherche de Human Rights Watch, détaillés dans le rapport paru au mois d'avril 2004 "Promesses vides : les assurances diplomatiques ne protègent pas de la torture" , ont révélé que ces assurances n'offraient aucune garantie contre la torture, pratiquée en secret et souvent niée par les gouvernements des états où la torture est systématique ou utilisée pour réprimer et intimider certains groupes. Le rapport décrit des exemples de personnes renvoyées sur la base d'assurances diplomatiques ayant pourtant subi des tortures ou des mauvais traitements. Il révèle également que dans plusieurs pays européens, des tribunaux ont déclaré que les assurances diplomatiques données par des gouvernements d'états où la torture est un sérieux problème n'étaient pas fiables. Des programmes de “suivi post-retour”—en d'autres termes, l'accord des deux gouvernements sur la possibilité pour le gouvernement décidant du retour de déployer ses diplomates afin d'assurer le suivi du traitement d'une personne après son retour – n'ont pas renforcé les garanties contre la torture.  
 
Des exemples où des gouvernements européens ont utilisé ou essayé d'utiliser les assurances diplomatiques pour promouvoir des retours ont été documentés en Suède, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en Géorgie, et en Turquie, entre autres. En ce qui concerne la Suède, le rapport s'est particulièrement intéressé au renvoi de demandeurs d'asile égyptiens, de Stockholm vers Le Caire, en décembre 2001, sur base de l'offre d'assurances diplomatiques par le gouvernement égyptien. En 2001, les autorités suédoises ont établi que les deux hommes, Ahmed Agiza et Mohammad al-Zari, avaient des craintes fondées de subir des persécutions s'ils étaient renvoyés en Egypte. Sur la base de preuves secrètes qui n'ont jamais été communiquées aux hommes ou à leurs avocats, le gouvernement suédois les a exclus de la protection prévue par la Convention de 1951 sur les réfugiés, et a ordonné leur expulsion, après avoir reçu des autorités égyptiennes l'assurance que les deux hommes ne seraient pas soumis à la peine capitale ou à la torture, et qu'ils bénéficieraient d'un procès équitable. Les deux hommes ont été expulsés de Suède le jour même où la décision de ne pas leur accorder de protection a été prise.  
 
Par la suite, il a été révélé que les deux hommes avaient été remis aux agents américains à l'aéroport de Bromma, à Stockholm; que leur visage avait été recouvert, qu'ils avaient été menottés et drogués par ces agents. Ils ont ensuite été embarqués dans un avion affrété par le gouvernement américain et conduits au Caire. Ils ont été détenus au secret pendant cinq semaines avant de recevoir la visite de l'ambassadeur suédois en Egypte. Ils ont affirmé, de façon crédible, avoir été torturés et maltraités pendant ces cinq semaines, et ont affirmé que ces mauvais traitements s'étaient poursuivis malgré le suivi des diplomates suédois. Un rapport du gouvernement suédois – classé secret – sur le suivi (paru en janvier 2002) indique que les hommes avaient averti les autorités suédoises de ces traitements. Le gouvernement suédois n'a pourtant pas bougé, et a fait disparaître ces accusations de son rapport public sur ces deux cas.  
 
En octobre 2003, al-Zari a été libéré sans chef d'inculpation mais il continue de faire l'objet de la surveillance constante de la police égyptienne. En avril 2004, Ahmed Agiza était rejugé (il avait été jugé par contumace en Egypte en 1999 et condamné à 25 ans de travaux forcés) par une cour martiale spéciale. Un observateur de Human Rights Watch, chargé du suivi du procès et présent tout au long de celui-ci, a fait état de nombreuses graves violations des droits humains, notamment du principe du procès équitable. Durant le procès, Agiza a expliqué au tribunal qu'il avait été torturé en prison. Il a demandé au tribunal – lequel a refusé – un examen médical indépendant. Les autorités suédoises n'ont pas été autorisées à assister aux deux premières des quatre audiences du procès. Elles n'ont pas réagi aux déclarations de torture de Agiza. Human Rights Watch a critiqué le gouvernement suédois d'avoir violé son obligation absolue de ne pas renvoyer une personne dans un pays où il/elle risque la torture, et a appelé publiquement à une enquête internationale indépendante, sous les auspices des Nations unies, en vue d'examiner la participation des trois gouvernements impliqués dans les mauvais traitements subis par les deux hommes.  
 
Cette tendance alarmante a été confirmée par de récentes indications faisant état d'un recours de plus en plus fréquent aux assurances diplomatiques en Allemagne, aux Pays-Bas, et au Royaume-Uni. Ainsi, alors qu'en mai 2003, un tribunal allemand rejetait les assurances diplomatiques insuffisantes offertes par le gouvernement turc dans l'affaire d'extradition de Metin Kaplan, leader du groupe fondamentaliste islamique interdit, “Etat du Califat,” M. Kaplan a finalement été renvoyé en Turquie en octobre 2004. De même, en septembre 2004, le gouvernement néerlandais décidait d'extrader Nuriye Kesbir, membre dirigeant du PPK, le parti des travailleurs du Kurdistan, suite à des assurances diplomatiques offertes par la Turquie, qui s'engageait à veiller à ce qu'il ne soit ni torturé, ni maltraité à son retour, et qu'il bénéficierait d'un jugement équitable. Dans une lettre adressée au ministre néerlandais de la Justice, Human Rights Watch a détaillé le risque réel de torture et de mauvais traitements auquel serait soumis Kesbir à son retour. HRW a également déclaré que les assurances offertes par la Turquie ne pouvaient être considérées comme fiables, étant donné que la Turquie n'avait pas réussi à mettre en place des mécanismes de suivi adéquats pour éviter tout risque de torture. En octobre 2004, lors de l'appel de la Chambre des Lords sur la légalité du régime de détention illimitée (voir ci-dessus), le gouvernement britannique a indiqué qu'il recherchait activement les assurances diplomatiques d'états où il existe un risque de torture, afin de faciliter le départ du Royaume-Uni de personnes faisant actuellement l'objet d'une détention illimitée.  
 
Une série d'acteurs internationaux et européens ont également critiqué le recours croissant des états aux assurances diplomatiques. Dans son rapport d'octobre 2004 devant l'Assemblée générale des NU, le Rapporteur spécial des NU sur la torture a déclaré que les assurances offertes par les gouvernements de pays où la torture est systématique ne sont pas fiables, et qu'elles ne doivent donc pas être utilisées pour contourner l'obligation de ne pas renvoyer une personne dans un pays où il/elle risque la torture.  
De la même façon, dans son rapport du mois d'avril 2004, Gil Robles, Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, a formulé ses inquiétudes face au fait que l'utilisation des assurances diplomatiques dans les affaires Agiza/al-Zari n'avait pas assuré aux deux hommes une protection adéquate contre la torture. La Commission aux droits de l'homme des NU s'est également demandée avec inquiétude si ces assurances constituaient des protections efficaces. Le Comité des NU contre la torture examine actuellement l'affaire Agiza.  
 
A l'échelon européen, la Cour européenne des droits de l'homme a saisi l'occasion de réaffirmer la nature absolue de l'interdiction de renvoyer une personne vers un pays où il/elle risque la torture ou des mauvais traitements, dans "Mamatkulov and Askarov v. Turkey", un procès pour lequel Human Rights Watch et le Centre AIRE ont soumis un dossier d' amicus curiae. Dans son dossier, Human Rights Watch a documenté la pratique systématique de la torture en Ouzbékistan, une conclusion relayée par un rapport de février 2003 du Rapporteur spécial des NU sur la torture. Human Rights Watch a également remis en question la fiabilité des assurances diplomatiques offertes par les autorités ouzbèks, ainsi que le suivi des assurances offertes par le gouvernement turc, qui s'est limité à une visite des autorités turques à la prison (plus de deux ans après le retour des deux hommes) et une confiance absolue dans les certificats médicaux établis par les médecins de la prison, employés par l'état et accusés d'être impliqués dans les actes de torture. Il devrait être statué sur l'affaire Mamatkulov d'ici la fin 2004.