Rapports de Human Rights Watch

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Les obligations juridiques du Sénégal

Le Sénégal, Etat sur le territoire duquel Hissène Habré se trouve, est tenu juridiquement de poursuivre ou d’extrader Hissène Habré. Cette obligation découle de la Convention contre la tortureet autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 (ci-après ‘convention contre la torture’), ratifiée par le Sénégal en 1986.26

La Convention contre la Torture stipule en son Article 5 alinéa 2 que :

« Tout Etat partie prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions [actes de torture] dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas … » (Nous soulignons)

L’Article 5 doit être lu conjointement avec l’Article 7 alinéa 1 qui stipule que :

« L’Etat partie sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale. »

Comme l’avait souligné Nigel Rodley, ancien rapporteur spécial des N.U. sur la torture, ces dispositions, lues conjointement, créent « l’obligation d’extrader les présumés tortionnaires ou de les juger sur la seule base de la compétence universelle ».27

D’après le Président du Groupe de Travail des Nations Unies chargé de préparer le projet de la Convention de 1984 et l’ambassadeur qui a préparé le premier avant-projet de cette Convention, l’Article 5 (et 7) de la Convention représente :

une pièce maîtresse dans la Convention,dont le but essentiel est de s’assurer qu’aucun tortionnaire ne puisse se soustraire aux conséquences de son acte en se rendant dans un autre pays.Comme pour les précédentes conventions contre le terrorisme, ...la présente Convention est aussi fondée sur le principe aut dedere aut punire; c’est-à-dire quele pays dans lequel le suspect est trouvé doit, ou bien l’extrader en vue des poursuites, ou bien le poursuivre en vertu de sa propre loi pénale.28

Lord Browne-Wilkinson, président du tribunal de la Chambre des Lords dans l’affaire Pinochet, a en effet noté que :

La convention contre la torture n’était pas conclue dans le but d’instituer un nouveau crime international qui n’aurait pas existé auparavant, mais plutôt dans le but d’instaurer un système international dans lequel le criminel international—le tortionnaire—ne bénéficierait d’aucun abri sûr....29

Les autres juges de ce tribunal de Londres se sont prononcés dans le même sens.30

L’obligation du Sénégal d’extrader ou de poursuivre Habré n’était pas contingente à, et précédait, la déposition des plaintes des victimes en 2000 et à la demande d’extradition de 2005.31

Le Sénégal a manqué à son obligation conventionnelle en ne poursuivant ni extradant Hissène Habré accusé d’actes de torture systématiques. Le gouvernement du Sénégal a expressément reconnu ce manquement (incompétence en la matière) dans sa note à l’attention de la conférence du Sommet de Khartoum en Janvier 2006.32

Dans son communiqué du 27 Novembre 2005, le ministre sénégalais des affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, a commencé par déclarer que « Le Sénégal n’est en aucune manière directement concerné par l’affaire Hissène Habré ». Pourtant, le Sénégal, Etat sur le territoire duquel Hissène Habré se trouve, est concerné par le dossier Habré et est tenu juridiquement au regard de la Convention contre la torture de 1984 de poursuivre ou d’extrader Hissène Habré. Il ne peut se soustraire à ses engagements juridiques en référant la question à l’Union africaine.

Suite à la décision de l’Union africaine, le gouvernement belge a réaffirmé qu’il attendait la réponse formelle du Sénégal quant à la demande d’extradition formulée par la Belgique et que dans l’hypothèse où cette demande était refusée, elle n’hésiterait pas à invoquer les dispositions de la Convention des nations unies contre la torture prévoyant une procédure d’arbitrage et un recours devant la Cour internationale de Justice.33



[26] On peut aussi citer, sans les développer, les conventions de Genève et le droit coutumier international qui sembleraient contenir la même obligation.

[27] « The obligation either to extradite alleged torturers or to try them on the basis of universality of jurisdiction alone », Sir Nigel Rodley, The Treatment of Prisoners in International Law (2d Ed, 1999), p. 129.

[28] « …A cornerstone in the Convention, an essential purpose of which is to ensure that a torturer does not escape the consequences of his acts by going to another country. As with previous conventions against terrorism, .... the present Convention is also based on the principle aut dedere aut punire; in other words, the country where the suspected offender happens to be shall either extradite him for the purpose of prosecution or proceed against him on the basis of its own criminal law ». (Nous soulignons) J. Herman Burgers and Hans Danelius, The United Nations Convention Against Torture; A Handbook on the Convention against Torture and Other Cruel, Inhuman and Degrading Treatment or Punishment, p. 131.

[29] « The Torture Convention was agreed not in order to create an international crime which had not previously existed but provide an international system under which the international criminal---the torturer—could find no safe haven…. », Regina v. Bartle and the Commissioner of Police for the Metropolis and Others (Ex Parte Pinochet) [1999] 2 W.L.R.827.

[30] Ainsi Lord Goff « La Convention contre la torture s'est préoccupée de la compétence des tribunaux nationaux, mais son 'but essentiel' est de s'assurer qu'aucun tortionnaire ne puisse se soustraire aux conséquences de ses actes en se rendant dans un autre pays … L'article 7 … traduit le principe aut dedere aut punire, destiné à empêcher qu'un tortionnaire échappe aux poursuites en fuyant dans un autre pays ».  (« The Torture Convention of 1984] is concerned with the jurisdiction of national courts, but its ‘essential purpose’ is to ensure that a torturer does not escape the consequences of his act by going to another country. … Article 7 … reflects the principle aut dedere aut punire, designed to ensure that torturers do not escape by going to another country."); et Lord Millet : « La Convention a donc affirmé et étendu [les mécanismes de poursuite d'] un crime international existant ; elle a imposé aux Etats parties l'obligation de prévenir un tel crime et de punir ceux qui en seraient coupables. Comme Burgers et Danelius l'expliquent, le principal objectif de la Convention était d'instaurer un mécanisme institutionnel qui facilite l'accomplissement de cette obligation. Alors que, sous les mécanismes [de compétence universelle] précédents, les Etats n'avaient que la faculté de se déclarer compétents à l'égard d'un crime quel qu'en soit le lieu de commission, ils avaient à présent l'obligation de le faire. Tout Etat partie sur le territoire duquel serait trouvée une personne accusée d'avoir commis le crime était désormais obligé soit d'offrir l'extradition d'une telle personne, soit de déclencher les procédures de poursuite à son égard. (« The Convention thus affirmed and extended an existing international crime and imposed obligations on the parties to the Convention to take measures to prevent it and to punish those guilty of it. As Burgers and Danielus explained, its main purpose was to introduce an institutional mechanism to enable this to be achieved. Whereas previously states were entitled to take jurisdiction in respect of the offence wherever it was committed, they were now placed under an obligation to do so. Any state party in whose territory a person alleged to have committed the offence was found was bound to offer to extradite him or to initiate proceedings to prosecute him ».)

[31] Comme l'a souligné Lord Browne-Wilkinson dans l'affaire Pinochet, « tout au long des négociations de la Convention, un certain nombre de délégations avaient souhaité que l'exercice par un Etat de la compétence en vertu de l'article 5(2) fût consécutif à son refus d'une demande d'extradition adressée par un des Etats désignés à l'article 5(1). Au cours d'une session tenue en 1984, toutefois, toutes les réserves au principe aut dedere aut punire furent retirées. Dès lors, plus aucune délégation n'était opposée à l'incorporation de la compétence universelle dans le projet de la Convention: Groupe de Travail sur le projet de la Convention U.N. Doc. E/CN. 4/1984/72, para. 26.» Regina v. Bartle and the Commissioner of Police for the Metropolis and Others (Ex Parte Pinochet) [1999] 2 W.L.R. 827 (« Throughout the negotiation of the Convention certain countries wished to make the exercise of jurisdiction under Article 5(2) dependent upon the state assuming jurisdiction having refused extradition to an Article 5(1) state. However, at a session in 1984 all objections to the principle of aut dedere aut punire were withdrawn. 'The inclusion of universal jurisdiction in the draft Convention was no longer opposed by any delegation': Working Group on the Draft Convention U.N. Doc. E/CN. 4/1984/72, para. 26 »). Dans leur ouvrage sur les travaux de rédaction de la Convention, J. Herman Burgers et Hans Danelius font le même constat: « Certaines délégations étaient d'avis que la compétence devrait être subordonnée à la réception d'une demande d'extradition et à son rejet. Néanmoins cela n'était pas l'opinion majoritaire, ni celle reflétée finalement dans la Convention ». J. Herman Burgers et Hans Danelius, Convention des Nations uniescontre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 78 (1988). (« There were delegations which considered that jurisdiction should be dependent on an extradition request having been made but refused. However, this was not the predominating opinion, and not the opinion that was reflected in the Convention ».)

[32] « La non adaptation, dans notre droit positif, des règles de droit positif, des règles de compétence posées par cette Convention, empêchait ainsi les juridictions nationales d’instruire et de traiter cette affaire ». NOTE de présentation du point de l’ordre du jour de la Sixième Session de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union africaine proposé par le Sénégal et intitulé « L’affaire Hissène Habré et l’Union africaine, Assembly/AU/8 (VI) Add.9. Ainsi qu’il a été souligné plus haut, un Etat ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d'un traité, Convention de Vienne sur le droit des traits (article 27).

[33] Dans sa réponse à une question parlementaire en date du 26 janvier 2006, la vice-premier ministre et ministre de la justice belge, Mme Laurette Onkelinx, a déclaré que « En cas de refus d’extradition, la Belgique demandera l’application de l’article 30 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984. Cette disposition régit les différends entre les États parties à la Convention concernant son application ou son interprétation. Nous sommes dans la phase de négociation prévue par cet article. La Belgique a interpellé le Sénégal par voie diplomatique sur une décision prise relative à la demande d’extradition. La Convention prévoit en effet que l’État requis extrade la personne réclamée ou la fasse juger par une juridiction nationale. En cas d’échec de la négociation, un arbitrage sera demandé par la Belgique, comme prévu par l’article 30 de la Convention. Si les deux États n’arrivaient pas à un accord sur l’organisation de cet arbitrage dans les six mois de la demande, la Belgique soumettrait le différend à la Cour internationale de Justice, toujours selon la procédure prévue par l’article 30 de la Convention ».


<<précédente  |  index  |  suivant>>december 2005